Sur les rives de la rivière Alazani, dans la vallée de Pankissi au nord-est de la Géorgie, les souvenirs des conflits tchétchènes hantent encore les esprits. C’est ici qu’a grandi Sergo Gornakachvili, un jeune homme dont le destin tragique illustre les bouleversements postsoviétiques. Après avoir fui en Ukraine, il a choisi de prendre les armes contre l’invasion russe, avant de tomber au combat en 2024.
Une enfance dans l’ombre de la guerre
Né en Ukraine d’une mère ukrainienne et d’un père géorgien, Sergo a très tôt connu l’exil. Avec sa famille, il s’est réfugié dans la vallée de Pankissi, une région meurtrie par les guerres tchétchènes toutes proches. Lors des deux conflits opposant Moscou aux indépendantistes tchétchènes entre 1994 et 2009, des milliers de civils ont fui les exactions russes, trouvant refuge de l’autre côté de la frontière géorgienne.
Malgré ce contexte difficile, Sergo est décrit comme un enfant souriant et gentil par son frère cadet Dimitri. À l’école d’Akhmeta où il a étudié, son ancienne institutrice Mzia Sekhniachvili se souvient d’un élève intelligent et sportif, qui faisait chavirer le cœur des filles. Une période marquée par les pénuries, les coupures d’électricité et une terrible épidémie de toxicomanie, séquelles de la dislocation de l’URSS.
Un destin forgé par les conflits
Au début des années 2000, la vallée de Pankissi est devenue un sanctuaire pour les rebelles tchétchènes. En 2004, sous la pression de Washington, le gouvernement géorgien les en a chassés. Mais l’influence de l’islamisme radical a perduré, conduisant des dizaines de jeunes à rejoindre les rangs de l’État islamique en Syrie et en Irak dans les années 2010.
L’indépendance de la Géorgie a elle-même été endeuillée par deux guerres séparatistes, en Ossétie du Sud et en Abkhazie, attisant les tensions avec la Russie. En 2008, les troupes russes ont même envahi le territoire géorgien. C’est dans ce contexte que Sergo a forgé sa conscience politique, s’opposant vigoureusement à l’expansionnisme de Moscou.
De la boulangerie au front ukrainien
En quête d’un avenir meilleur, Sergo s’est installé en Ukraine en 2007. Après une tentative avortée de carrière dans le football, il a exercé divers métiers avant d’ouvrir sa propre boulangerie à Kiev fin 2021. Mais lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, il n’a pas hésité à prendre les armes.
Quand Sergo est venu me voir avec son frère, il m’a demandé de l’accompagner au cimetière sur les tombes de ses ancêtres. C’était comme s’il nous disait au revoir.
Tamaz Tsintsalachvili, cousin du père de Sergo
Engagé dans une unité spéciale des renseignements militaires ukrainiens, Sergo a combattu dans la région de Kharkiv, alors que les forces russes lançaient une nouvelle offensive. C’est là qu’il a perdu la vie à l’âge de 36 ans, laissant derrière lui une veuve et trois jeunes enfants.
Un héritage douloureux
Pour Dimitri, le petit frère de Sergo qui vivait en Russie et qu’il a aidé à s’installer à Tbilissi avant sa mort, l’absence est chaque jour plus pesante. Il se remémore avec nostalgie leurs jeux d’enfants dans les montagnes de Pankissi, et confie avec pudeur :
On se bagarrait souvent à l’époque, mais j’ignorais qu’il se battait aussi pour me protéger.
Dimitri Gornakachvili, frère cadet de Sergo
L’histoire de Sergo Gornakachvili est celle d’une génération sacrifiée, prise dans l’engrenage des conflits postsoviétiques. De la Tchétchénie à l’Ukraine en passant par la Géorgie, son parcours témoigne des blessures profondes laissées par l’effondrement de l’URSS et les velléités impérialistes russes. Un destin individuel qui éclaire d’une lumière crue les soubresauts tragiques traversés par cette région du monde.