Imaginez une Syrie où, pour la première fois depuis la chute de Bachar al-Assad, des milliers de personnes descendent dans la rue sans craindre immédiatement la répression. Cette scène a eu lieu mardi, sur la côte méditerranéenne, bastion historique de la communauté alaouite. Et le plus surprenant ? Le nouveau président lui-même a fini par parler de « revendications légitimes ».
Un tournant inattendu dans une Syrie encore fragile
Près d’un an après la fuite de Bachar al-Assad en décembre 2024, le pays tente toujours de panser ses plaies. Les infrastructures sont en ruines, l’économie exsangue, et surtout, les fractures confessionnelles restent vives. C’est dans ce contexte explosif qu’ont éclaté les plus importantes manifestations alaouites depuis la révolution.
Des milliers de personnes ont défilé à Lattaquié, Tartous et dans d’autres villes côtières. Leur colère ? Une série d’incidents violents, notamment à Homs, où un couple sunnite a été assassiné, crime rapidement attribué – à tort ou à raison – à des alaouites.
La goutte d’eau qui a fait déborder la côte
Tout a commencé dimanche à Homs, ville symbole de la diversité syrienne. Un couple de Bédouins sunnites est retrouvé mort. Sur les murs, des graffitis à caractère confessionnel. Très vite, la rumeur enfle : ce seraient des alaouites qui auraient commis le double meurtre.
Dans un pays où chaque communauté surveille l’autre avec méfiance, l’affaire prend immédiatement une dimension nationale. Sur les réseaux sociaux, les appels à manifester se multiplient dans les régions alaouites. Mardi, la rue explose.
« Ces deux derniers jours, nous avons constaté de nombreuses revendications populaires légitimes, bien que certaines soient certaines politiquement motivées »
Ahmad al-Chareh, président syrien
Une reconnaissance publique rarissime
Jeudi soir, lors d’un appel téléphonique diffusé avec le gouverneur de Lattaquié, le président Ahmad al-Chareh a surpris tout le monde. L’ancien chef jihadiste, dont l’arrivée au pouvoir avait terrifié les minorités, a déclaré que le gouvernement était « pleinement disposé à écouter toutes les revendications et à les examiner sérieusement ».
Il a même ajouté que l’unité nationale était « un pilier fondamental et indispensable », appelant à mettre fin aux « divisions semées depuis plus de soixante ans » – référence à peine voilée à la période Assad.
Pour beaucoup d’observateurs, ces mots représentent une concession majeure. Jamais le nouveau pouvoir n’avait reconnu aussi ouvertement la légitimité d’une contestation venant de l’ancienne communauté dominante.
La côte syrienne, enjeu stratégique et symbolique
Ahmad al-Chareh a été très clair sur un point : la côte syrienne « fait partie des priorités » du gouvernement, mais elle « ne peut être administrée par une autorité indépendante ».
Derrière cette phrase, une réalité géopolitique brutale : sans accès à la mer Méditerranée, la Syrie perdrait une part essentielle de sa souveraineté et de sa puissance économique. Les ports de Lattaquié et Tartous restent vitaux pour le commerce et, hier encore, pour les livraisons d’armes russes et iraniennes.
Le message est donc double : oui, nous vous entendons ; non, nous ne vous laisserons pas faire sécession ou créer une zone autonome.
Le traumatisme des massacres de mars
Il faut se souvenir du contexte. En mars 2025, la côte syrienne a connu des massacres d’une ampleur terrifiante. Plus de 1 700 personnes, majoritairement alaouites, ont été tuées lors d’affrontements entre les nouvelles forces de sécurité et des partisans de l’ancien régime.
Ces événements ont laissé des cicatrices profondes. Beaucoup d’alaouites se sentent aujourd’hui menacés dans leur existence même. Les manifestations de cette semaine ne sont pas seulement une colère passagère : elles sont l’expression d’une peur viscérale d’être les prochains sur la liste.
Vers une véritable réconciliation nationale ?
La question que tout le monde se pose désormais : ces paroles du président vont-elles se traduire en actes concrets ?
Car reconnaître des revendications est une chose. Répondre à la demande de sécurité, de représentation politique équitable et de justice pour les victimes des violences post-révolution en est une autre.
Le gouvernement cherche actuellement des centaines de milliards de dollars pour reconstruire le pays – la Banque mondiale avance le chiffre astronomique de plus de 216 milliards de dollars. Dans ce contexte de pénurie, chaque communauté craint d’être laissée pour compte.
Un équilibre extrêmement précaire
Au-delà des alaouites, d’autres minorités – kurdes, druzes, chrétiens – observent la situation avec la plus grande attention. Si le pouvoir parvient à désamorcer cette crise sans recourir à la force, ce sera un signal fort envoyé à l’ensemble du pays.
Mais si les promesses restent lettre morte, la côte syrienne pourrait devenir le théâtre d’une nouvelle escalade, avec des conséquences dramatiques pour toute la région.
Une chose est sûre : presque un an après la chute du régime Assad, la Syrie n’a toujours pas trouvé son nouveau souffle. Les manifestations de cette semaine nous le rappellent cruellement. L’unité nationale tant invoquée reste, elle, reste à construire. Pierre par pierre. Revendication après revendication.
Le chemin sera long. Mais pour la première fois, un dirigeant syrien a publiquement tendu la main à ceux qui furent longtemps les maîtres du pays. Reste à savoir si cette main sera saisie… ou rejetée.









