Dans un coin reculé de Bulacan, à quelques kilomètres de Manille, l’air est saturé de cris et de tension. Des coqs, équipés de lames métalliques, s’affrontent sous les regards fiévreux d’une foule compacte. Les billets changent de main, les paris s’envolent. Pourtant, ce n’est qu’une facette d’un phénomène bien plus sombre : l’e-sabong, les paris en ligne sur les combats de coqs, interdit depuis 2022, mais toujours florissant aux Philippines. Comment cette pratique, enracinée dans la tradition, est-elle devenue un fléau moderne, alimentant addiction, crime organisé et drames humains ?
L’E-sabong : Une Tradition Détournée par la Technologie
Les combats de coqs, ou sabong, sont une institution aux Philippines, ancrée dans la culture populaire depuis des siècles. Ces affrontements, où des coqs équipés d’éperons tranchants luttent jusqu’à la mort, attirent des foules dans des arènes appelées tarians. Mais avec l’avènement d’internet et des smartphones, cette tradition a pris un tournant inquiétant. L’e-sabong permet de parier en ligne, à toute heure, depuis n’importe où, transformant un rituel local en une industrie mondiale lucrative.
Pendant la pandémie de Covid-19, les restrictions de déplacement ont fermé les tarians, mais l’e-sabong a explosé. Des plateformes en ligne diffusaient des combats en direct, attirant des millions de parieurs. Cette accessibilité a engendré une frénésie, où certains perdaient des fortunes en un clic. L’industrie, estimée à des millions de dollars par semaine, a prospéré dans l’ombre, malgré son interdiction officielle.
Une Addiction Dévastatrice
L’e-sabong n’est pas qu’un jeu : pour beaucoup, il est devenu une obsession. Prenons l’exemple de Ray, un ancien cadre philippin. Issu d’une famille passionnée par les combats de coqs, il fréquentait les tarians avant la pandémie. Mais avec le confinement, il s’est tourné vers les plateformes en ligne. Très vite, il s’est retrouvé à parier des sommes colossales, jusqu’à 15 000 dollars par jour.
Je ne mangeais plus, je buvais du café, je fumais… Je ne dormais plus.
Ray, ancien parieur d’e-sabong
Ce témoignage illustre l’impact psychologique de l’e-sabong. Contrairement aux paris en présentiel, où il faut se déplacer, les plateformes en ligne rendent le jeu instantané et incessant. Ray, comme beaucoup, a tout perdu, jusqu’à ses derniers 300 pesos, avant d’entamer une cure de désintoxication. Ce type de dépendance est devenu si courant que des centres spécialisés, comme le Centre de rétablissement pour joueurs des Philippines, ont vu affluer des parieurs d’e-sabong dès 2020.
Un Marché Illégal Florissant
En 2022, l’ancien président Rodrigo Duterte a interdit l’e-sabong après une série de scandales, notamment des disparitions liées à des matchs truqués. Pourtant, trois ans plus tard, l’industrie continue de prospérer. Les autorités ont fermé plus de 6 800 sites illégaux, mais l’utilisation de VPN rend les utilisateurs quasi intraçables. Les sanctions, limitées à des amendes dérisoires d’environ 15 euros, manquent de dissuasion.
Le brigadier-général Bernard Yang, en charge de la lutte contre ces pratiques, admet que le problème, bien que moins grave qu’auparavant, persiste. Les revenus générés, estimés à des millions de dollars par semaine, alimentent directement le crime organisé. Des réseaux souterrains orchestrent les combats, gèrent les plateformes et blanchissent l’argent, rendant la traque encore plus complexe.
Les Conséquences Sociales et Économiques
L’e-sabong ne touche pas seulement les parieurs. Ses répercussions s’étendent à toute la société philippine. Des familles entières se retrouvent ruinées, des dettes s’accumulent, et des drames humains éclatent. Certains, soupçonnés d’avoir truqué des matchs, ont payé de leur vie. Cet été, des plongeurs ont exploré un lac près de Manille à la recherche de corps de disparus, victimes présumées de cette industrie impitoyable.
| Impact | Conséquences |
|---|---|
| Addiction | Ruptures familiales, pertes financières massives |
| Crime organisé | Blanchiment d’argent, violences liées aux matchs truqués |
| Économie | Millions de dollars détournés chaque semaine |
Le phénomène est si préoccupant que la Banque centrale des Philippines a récemment ordonné aux portefeuilles électroniques de cesser toute transaction avec les sites illégaux. Mais la facilité d’accès – il suffit de 10 pesos pour parier – rend l’e-sabong particulièrement séduisant, même pour les plus jeunes. Rolando Valeriano, membre du Congrès, alerte sur la propagation du phénomène chez les enfants, qui maîtrisent déjà les rouages des paris en ligne.
Une Lutte Inégale Face à un Géant
Face à l’ampleur du problème, les autorités semblent dépassées. Les VPN et la nature décentralisée d’internet compliquent la répression. De plus, l’e-sabong bénéficie d’une certaine tolérance culturelle, le sabong étant une tradition profondément enracinée. Même au sein du Congrès, l’attrait pour ces combats persiste : un élu a récemment été surpris en train de suivre un match en ligne pendant une séance législative.
Rolando Valeriano propose un durcissement des peines pour décourager les parieurs et les organisateurs. Mais il reconnaît que la bataille est loin d’être gagnée. La dépendance à l’adrénaline des paris, couplée à l’accessibilité des plateformes, rend l’e-sabong presque inarrêtable.
Vers un Avenir Incertain
L’e-sabong incarne un paradoxe : une tradition culturelle transformée en fléau moderne par la technologie. Si les combats de coqs en présentiel, comme à Bulacan, restent légaux et encadrés, leur version en ligne échappe à tout contrôle. Les centres de désintoxication, comme celui de Reagan Praferosa, tentent de réparer les vies brisées, mais la lutte contre l’e-sabong demande une mobilisation bien plus large.
Pour l’heure, les Philippines se trouvent à la croisée des chemins. Entre héritage culturel et dérives modernes, l’e-sabong illustre les défis d’une société confrontée à la rapidité des évolutions technologiques. Une chose est sûre : tant que l’appât du gain et l’excitation du jeu persisteront, ce marché clandestin continuera de prospérer, au détriment de ceux qui s’y perdent.
