Imaginez deux jours entiers à la dérive, sous une pluie battante, sans nourriture ni eau potable, à bord d’une embarcation qui se dégonfle lentement. C’est le cauchemar qu’ont vécu trente-quatre personnes parties de Libye dans l’espoir d’atteindre l’Europe. Seuls deux en sont revenus pour le raconter.
Ce week-end, le bilan du naufrage survenu au large de la Crète s’est alourdi de manière dramatique. Les autorités grecques confirment désormais dix-sept morts et quinze disparus. Un drame qui rappelle, une fois de plus, la dangerosité extrême de certaines routes migratoires.
Un naufrage découvert trop tard
C’est un cargo battant pavillon turc qui, samedi après-midi, a donné l’alerte en apercevant une embarcation en détresse à vingt-six milles nautiques au sud-ouest de la Crète. À bord, le spectacle était effroyable : dix-sept personnes déjà décédées, prises au piège dans un bateau qui prenait l’eau et dont une partie était dégonflée.
Les deux seuls survivants, épuisés mais vivants, ont pu être secourus. Leurs premiers mots ont glacé les secours : quinze autres passagers seraient passés par-dessus bord lors des fortes intempéries des jours précédents.
Depuis, les recherches se poursuivent sans relâche. Deux navires des gardes-côtes grecs, un bâtiment de l’agence Frontex, trois navires marchands croisant dans la zone, un hélicoptère Super Puma et un avion de surveillance européen ratissent la zone. Mais deux jours après les faits, l’espoir de retrouver des survivants s’amenuise d’heure en heure.
Le récit glaçant des survivants
Mercredi soir, trente-quatre personnes – majoritairement des Soudanais et des Égyptiens – montent à bord d’un zodiac à Tobrouk, en Libye. Direction : la Crète, porte d’entrée méridionale de l’Union européenne. Une traversée d’environ 300 milles nautiques qui, en théorie, peut durer deux à trois jours.
Mais dès le jeudi, le moteur tombe en panne. L’embarcation se retrouve livrée aux courants et aux vents. Vendredi et samedi, la Crète et une large partie de la Grèce sont balayées par des pluies torrentielles et des rafales violentes. Le zodiac, déjà surchargé, devient ingérable.
« Il n’y avait rien pour se protéger de la pluie, rien à manger, rien à boire »,
a confié l’un des rescapés aux autorités. Les vagues, le froid, la panique : plusieurs passagers sont éjectés ou tentent de s’accrocher à l’extérieur pour rééquilibrer le bateau. Quinze d’entre eux disparaissent ainsi en mer.
Des victimes très jeunes
Le maire d’Ierapetra, ville la plus proche du lieu du drame, a tenu à préciser un détail qui rend la tragédie encore plus insoutenable : toutes les victimes identifiées jusqu’à présent étaient des jeunes adultes, voire des adolescents. Des vies fauchées au moment où elles cherchaient justement un avenir meilleur.
Les autopsies en cours devront déterminer les causes exactes des décès. Hypothermie, déshydratation, noyade : les hypothèses les plus probables se recoupent déjà.
La Crète, nouvelle porte d’entrée vers l’Europe
Depuis environ un an, la route Libye-Crète connaît une hausse spectaculaire des départs. Plus de 16 700 personnes en quête de protection sont arrivées sur l’île depuis le début de l’année, un chiffre bien supérieur à celui des autres îles de la mer Égée.
La raison est simple : les contrôles se sont intensifiés sur les itinéraires traditionnels (îles de l’Est comme Lesbos ou Samos). Les passeurs ont donc adapté leurs parcours, proposant désormais la traversée plus longue – et bien plus risquée – vers la grande île du sud.
Mais la distance n’est pas le seul danger. Les embarcations utilisées restent souvent des zodiacs bas de gamme, surchargés, sans équipements de sécurité. Et les conditions météorologiques en Méditerranée, particulièrement imprévisibles en automne et en hiver, transforment chaque départ en roulette russe.
Une réponse européenne qui se durcit
Le timing est cruel. Le jour même où les gardes-côtes grecs annonçaient le bilan actualisé, les vingt-sept États membres validaient à Bruxelles un durcissement sans précédent de la politique migratoire commune.
Parmi les mesures phares : la possibilité d’externaliser l’examen des demandes d’asile dans des centres situés hors de l’Union européenne. Une façon, selon les dirigeants, de « reprendre le contrôle » des flux migratoires.
« Il est vraiment important que nous donnions aux citoyens le sentiment que nous maîtrisons ce qui se passe »
Commissaire européen Magnus Brunner
En Grèce, le gouvernement conservateur avait déjà pris les devants cet été en suspendant pour trois mois l’examen des demandes d’asile déposées par les personnes arrivant directement de Libye sur l’île de Crète.
Des moyens de sauvetage importants… mais toujours en retard
Quand l’alerte a été donnée samedi, la réponse a été massive et rapide. Hélicoptères, avions, navires de plusieurs nationalités : tout a été mobilisé. Pourtant, cela n’a pas suffi à éviter la catastrophe.
Le problème n’est pas tant l’absence de moyens une fois l’embarcation repérée, mais l’impossibilité de détecter ces zodiacs fantômes avant qu’il ne soit trop tard. Sans balise, sans communication, sans plan de route déclaré, ils naviguent dans l’angle mort des systèmes de surveillance.
Et quand la météo se dégrade brutalement, comme ce fut le cas jeudi et vendredi, les chances de survie chutent de façon vertigineuse.
Que retenir de cette énième tragédie ?
Dix-sept corps, quinze disparus, deux survivants traumatisés. Derrière ces chiffres, il y a des visages, des rêves brisés, des familles qui attendent encore des nouvelles qui ne viendront probablement jamais.
Cette tragédie au large de la Crète ne fait que confirmer une réalité que l’on préfère souvent ignorer : tant que les voies légales d’accès à la protection resteront quasi inexistantes pour les populations fuyant la guerre ou la misère, des milliers de personnes continueront de confier leur vie à des passeurs sans scrupules.
Renforcer les contrôles, externaliser les procédures, suspendre les demandes d’asile : ces mesures pourront peut-être ralentir les arrivées. Elles n’empêcheront pas les prochains départs. Et certainement pas les prochains naufrages.
En attendant, au large de la Crète, les recherches se poursuivent. Les gardes-côtes savent qu’ils luttent contre le temps et contre l’immensité de la mer. Mais ils cherchent quand même. Parce qu’il reste toujours une infime chance qu’un quinzième disparu soit retrouvé vivant, accroché à un bout de plastique, quelque part entre les vagues.
Cette chance-là, c’est tout ce qui reste.









