Une vive polémique secoue le monde littéraire franco-algérien. L’écrivain Kamel Daoud, récent lauréat du prestigieux prix Goncourt pour son roman « Houris », est accusé d’avoir exploité sans consentement l’histoire tragique d’une victime de la sanglante « décennie noire » en Algérie. Face à ces allégations, l’auteur monte au créneau pour se défendre avec vigueur.
Kamel Daoud réfute catégoriquement les accusations
Dans une tribune publiée dans l’hebdomadaire Le Point, Kamel Daoud s’insurge contre les accusations portées à son encontre. Une femme ayant survécu à un massacre pendant la guerre civile algérienne des années 1990 affirme que l’écrivain aurait utilisé son histoire personnelle pour son roman sans son accord. Face à ces allégations, Kamel Daoud est catégorique :
« Cette jeune femme malheureuse clame que c’est son histoire. Si je peux comprendre sa tragédie, ma réponse est claire : c’est complètement faux. »
Kamel Daoud dans les colonnes du Point
L’auteur franco-algérien souligne que mis à part une « blessure apparente », il n’y aurait « aucun point commun » entre le destin de la plaignante et celui d’Aube, le personnage principal de « Houris ». Il insiste sur le fait que cette blessure n’est malheureusement pas unique, mais « partagée par bien d’autres victimes » de cette sombre période de l’histoire algérienne.
Une manipulation pour « tuer un écrivain » ?
Kamel Daoud ne s’arrête pas là dans sa contre-attaque. Il accuse la plaignante d’être « manipulée pour atteindre un objectif : tuer un écrivain (et) diffamer sa famille ». Une accusation lourde qui laisse entrevoir un possible règlement de comptes qui dépasserait le simple cadre littéraire.
Deux plaintes ont d’ores et déjà été déposées contre l’écrivain et son épouse, une psychiatre qui aurait joué un rôle dans l’écriture du roman. L’une d’entre elles a été acceptée par un tribunal, ce qui devrait conduire le couple à être convoqué prochainement à Oran, en Algérie. S’ils ne se présentent pas, ils risquent un jugement par contumace.
L’éditeur Gallimard monte au créneau
Face à cette polémique qui enfle, les éditions Gallimard, qui ont publié « Houris », ont tenu à apporter leur soutien à Kamel Daoud. Dans un communiqué, la prestigieuse maison dénonce « les violentes campagnes diffamatoires orchestrées (contre l’écrivain) par certains médias proches d’un régime dont nul n’ignore la nature ».
Un tacle à peine voilé au pouvoir algérien, avec lequel l’auteur entretient des relations notoirement difficiles. Kamel Daoud est en effet connu pour ses prises de position critiques envers le régime, ce qui lui a valu menaces et censure par le passé.
« Houris », une fiction, pas une biographie
Pour sa défense, l’écrivain martèle un argument de poids : « Houris est une fiction, pas une biographie ». Il réfute avec force l’idée que son roman aurait pu dévoiler des secrets médicaux ou des détails intimes de la vie de la plaignante :
« La canule (pour respirer et parler), la cicatrice et les tatouages ne sont pas des secrets médicaux, et la vie de cette femme n’est pas un secret, comme le prouvent ses propres témoignages. Il suffit de LIRE ce roman pour voir qu’il n’y a aucun lien, sinon la tragédie d’un pays. »
Kamel Daoud dans sa tribune au Point
Selon lui, « Houris » serait avant tout « l’histoire tragique d’un peuple », une œuvre qui retranscrit le drame vécu par toute une nation pendant la décennie noire, sans pour autant s’attacher au parcours d’un individu en particulier.
La psychiatre Djedjiga Daoud également visée
Dans cette affaire, l’épouse de Kamel Daoud, la psychiatre Djedjiga Daoud, est elle aussi mise en cause. Elle est accusée de violation du secret médical et de complicité dans l’utilisation de l’histoire de la plaignante. Des allégations que l’écrivain balaie d’un revers de main, s’insurgeant contre un « nom sali par la diffamation et le mensonge ».
Cette mise en cause du couple Daoud illustre l’ampleur prise par cette affaire qui mêle littérature, politique et histoire douloureuse de l’Algérie. Dans un pays où les plaies de la guerre civile peinent toujours à cicatriser, le moindre soupçon d’atteinte à la mémoire et à la dignité des victimes fait l’objet d’une vive émotion et d’une réaction épidermique.
Un roman interdit de publication en Algérie
Autre fait marquant : « Houris » n’a pas pu être édité en Algérie. Le roman tombe sous le coup d’une loi controversée qui interdit tout ouvrage traitant de la décennie noire, ce terrible conflit qui a déchiré le pays entre 1992 et 2002, faisant au moins 200 000 morts selon les chiffres officiels.
Cette censure illustre la difficulté de l’Algérie à affronter son passé récent et la volonté du régime de contrôler le récit et la mémoire de cette période noire de l’histoire nationale. Une attitude qui suscite la critique des défenseurs de la liberté d’expression et de création, pour qui la littérature et l’art doivent pouvoir explorer les zones d’ombre de l’histoire, aussi douloureuses soient-elles.
Kamel Daoud, un écrivain engagé et controversé
Ce n’est pas la première fois que Kamel Daoud se retrouve au cœur de la tourmente. Écrivain et journaliste engagé, il est connu pour ses prises de position sans concession sur des sujets sensibles comme la religion, le terrorisme ou la condition féminine dans le monde arabo-musulman.
Son premier roman, « Meursault, contre-enquête », relecture du classique « L’Étranger » d’Albert Camus, lui avait déjà valu les foudres des milieux conservateurs en Algérie. Certains lui reprochaient de remettre en cause l’héritage de la guerre d’indépendance et de donner une voix aux « colonisés ».
Avec « Houris », Kamel Daoud s’attaque à un autre sujet brûlant : les séquelles de la décennie noire et la difficile reconstruction d’un pays traumatisé. Un choix audacieux qui lui vaut aujourd’hui d’être la cible d’une cabale judiciaire et médiatique.
Une affaire qui interroge sur la liberté de création
Au-delà du cas personnel de Kamel Daoud, cette affaire pose la question de la liberté de création et des limites de la fiction. Un écrivain a-t-il le droit de s’inspirer de faits réels, de s’emparer de destins individuels pour nourrir son imaginaire et produire une œuvre universelle ?
Pour beaucoup, la réponse est oui, à condition de respecter l’anonymat et la dignité des personnes concernées. La littérature a toujours puisé dans le réel pour façonner ses histoires, qu’il s’agisse de grands drames historiques ou de trajectoires intimes. Vouloir interdire cette démarche reviendrait à amputer sérieusement le champ de la création artistique.
Mais d’autres font valoir le droit inaliénable des individus à la protection de leur vie privée et de leur intimité. Pour eux, nul ne peut s’approprier l’histoire d’une personne sans son consentement explicite, aussi noble soit le projet littéraire ou artistique.
Dans le cas de « Houris », la frontière entre réalité et fiction semble ténue, alimentant la polémique. Seule une lecture attentive du roman et une analyse fouillée des faits permettront de démêler le vrai du faux et d’établir si Kamel Daoud a outrepassé ou non son droit à la libre inspiration.
Un débat qui reste ouvert
En attendant, le débat fait rage et les passions s’enflamment, en Algérie comme en France. Soutiens et détracteurs de Kamel Daoud s’affrontent par médias et réseaux sociaux interposés, dans un climat tendu où s’entrechoquent enjeux littéraires, politiques et mémoriels.
Une chose est sûre : cette affaire est loin d’avoir livré tous ses secrets. Elle illustre une fois de plus la force et les limites de la littérature quand elle s’attaque aux traumatismes de l’Histoire, avec le risque de raviver les plaies mal refermées et de briser des vies au passage.
Espérons que la justice saura faire la lumière sur cette sombre affaire et qu’un dialogue apaisé pourra s’instaurer, loin des passions et des règlements de comptes. Car ce n’est qu’en affrontant courageusement son passé, aussi douloureux soit-il, qu’une société peut espérer construire un avenir meilleur.