Imaginez un roman si puissant qu’il ébranle non seulement les cœurs des lecteurs, mais aussi les fondations d’un régime. C’est l’histoire de Kamel Daoud, écrivain franco-algérien, dont le livre Houris, couronné par le prix Goncourt 2024, a déclenché une tempête judiciaire et politique. Accusé d’avoir volé une histoire personnelle et de trahir son pays, Daoud se retrouve visé par deux mandats d’arrêt internationaux émis par l’Algérie. Cette affaire, qui mêle liberté d’expression, mémoire collective et tensions diplomatiques, soulève une question brûlante : jusqu’où un écrivain peut-il aller pour raconter la vérité ?
Une Polémique Littéraire aux Enjeux Politiques
En novembre 2024, Kamel Daoud célèbre une consécration : son roman Houris remporte le prix Goncourt, la plus haute distinction littéraire française. Avec plus de 430 000 exemplaires vendus, l’œuvre touche un large public grâce à son récit poignant d’une survivante de la décennie noire, cette guerre civile algérienne (1992-2002) qui a laissé des cicatrices profondes. Mais ce triomphe littéraire se transforme rapidement en cauchemar judiciaire. Quelques semaines après la remise du prix, des plaintes émergent en Algérie, suivies de mandats d’arrêt internationaux. Pourquoi une œuvre de fiction suscite-t-elle une telle fureur ?
Le Cœur de l’Accusation : Une Histoire Volée ?
Au centre de la polémique se trouve Saâda Arbane, une Algérienne de 31 ans, rescapée des atrocités de la guerre civile. Elle affirme que Houris s’inspire directement de son histoire personnelle, confiée à sa psychiatre, qui n’est autre que l’épouse de Kamel Daoud. Selon Arbane, le personnage principal, Aube, une enfant survivante d’un massacre islamiste, reflète fidèlement son propre parcours : une famille décimée, une gorge tranchée, une vie marquée par le traumatisme.
Ses avocats décrivent un tableau accablant : des similitudes troublantes entre la vie d’Arbane et le récit d’Aube, comme le refus d’avorter ou l’adoption par une figure publique. Ils parlent de violation de la vie privée et de vol d’histoire. Arbane soutient avoir explicitement refusé que son vécu soit utilisé, une demande ignorée selon elle par Daoud.
« J’ai dit non, à trois reprises. Mon histoire n’était pas à prendre. »
Saâda Arbane, rescapée de la décennie noire
En France, une procédure judiciaire est en cours, avec une première audience tenue en mai 2025. Arbane réclame 200 000 euros de dommages et intérêts, tandis que l’Algérie brandit des accusations bien plus graves.
L’Algérie et la Mémoire Interdite
En Algérie, Houris est interdit. La raison ? Le roman viole la loi de réconciliation nationale de 2005, instaurée sous le président Bouteflika. Ce texte, critiqué par des organisations comme Amnesty International, vise à clore le chapitre de la décennie noire en imposant le silence sur ses horreurs. Toute œuvre ou déclaration remettant en cause cette amnistie forcée est passible de 3 à 5 ans de prison.
Daoud est accusé d’atteinte à l’unité nationale et de trahir l’Algérie en exposant les massacres de cette période. Pour les autorités, son roman fragilise l’État et ternit l’image du pays à l’international. Cette accusation s’inscrit dans un contexte plus large de répression des voix dissidentes, comme celle de l’écrivain Boualem Sansal, emprisonné pour des propos sur les frontières algériennes.
Contexte clé : La décennie noire (1992-2002) a opposé le gouvernement algérien à des groupes islamistes, causant entre 60 000 et 150 000 morts. La loi de 2005 interdit de rouvrir ces blessures, sous peine de sanctions.
La Défense de Kamel Daoud : Fiction ou Réalité ?
Face à ces accusations, Kamel Daoud se montre catégorique : Houris est une œuvre de fiction. Il affirme s’être inspiré de multiples témoignages recueillis durant ses années de journaliste à Oran, dans les années 1990. « J’ai interviewé des milliers de personnes. Des dizaines de milliers de vies ont été brisées. Ce roman ne parle pas d’une seule personne », a-t-il déclaré.
« Mon roman est une fiction. Si quelqu’un s’y reconnaît, je n’y peux rien. »
Kamel Daoud, écrivain
Daoud va plus loin, dénonçant une instrumentalisation politique. Selon lui, les plaintes d’Arbane seraient manipulées par le régime algérien pour le discréditer, lui qui critique régulièrement l’islamisme et le pouvoir en place. Son avocate, Jacqueline Laffont, partage cette analyse, qualifiant les mandats d’arrêt de « manifestement abusifs » et d’attaque contre la liberté d’expression.
Un Contexte Diplomatique Explosif
Cette affaire s’inscrit dans un climat de tensions croissantes entre la France et l’Algérie. Les relations entre les deux pays, marquées par l’histoire coloniale et des différends récents, comme le soutien français au Maroc sur le Sahara occidental, sont au plus bas. L’emprisonnement de Boualem Sansal et l’expulsion de diplomates français en avril 2025 illustrent cette fracture.
Le ministère français des Affaires étrangères suit l’affaire Daoud « avec attention », signe que l’enjeu dépasse le cadre littéraire. La ministre de la Culture française a exprimé son regret face à la répression des écrivains algériens, tout en appelant à une fermeté sans menace.
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