Imaginez une artère commerçante bouillonnante, habituellement noyée sous les cris des marchands et le va-et-vient incessant des chalands. Aujourd’hui, le silence est presque oppressant. Les rideaux de fer sont baissés, les boutiques plongées dans l’obscurité. À Téhéran, le cœur économique du pays semble s’être arrêté de battre. Ce n’est pas une grève ordinaire : c’est un cri de désespoir collectif face à une économie qui s’effondre sous les yeux impuissants de ceux qui la font vivre au quotidien.
Quand le commerce dit stop
Depuis deux jours consécutifs, des centaines de commerçants ont décidé de fermer boutique. Le mouvement a commencé dans l’un des plus grands marchés spécialisés en téléphonie mobile de la capitale, avant de s’étendre rapidement à plusieurs autres bazars centraux. Ce n’est pas une simple réaction ponctuelle : c’est une forme de révolte silencieuse mais déterminée contre une situation devenue intenable.
Les raisons sont simples à comprendre, terriblement difficiles à vivre. La monnaie nationale, le rial, connaît une dégringolade historique. En moins d’une année, sa valeur face au dollar a été divisée par presque deux sur le marché parallèle. Les conséquences se mesurent dans la vie quotidienne de millions d’Iraniens.
Un rial qui ne vaut plus rien
Le taux de change informel a atteint des sommets jamais vus. Pour obtenir un seul dollar américain, il faut désormais débourser plus de 1,4 million de rials. L’euro s’échange autour de 1,7 million. Ces chiffres, qui évoluent parfois plusieurs fois par jour, créent une incertitude paralysante pour toute personne vivant du commerce.
Comment fixer un prix quand on ignore ce que vaudra la marchandise le lendemain ? Comment acheter des produits importés quand leur coût peut doubler en quelques heures ? La réponse des commerçants est sans appel : on ferme.
La poursuite de toute activité dans ces conditions est devenue impossible.
Un manifestant cité par les agences locales
Ce constat amer est partagé par une grande partie des acteurs économiques. Vendeurs et acheteurs préfèrent attendre, suspendre leurs transactions, plutôt que de risquer des pertes considérables. Le commerce, véritable poumon de l’économie iranienne, est en arrêt sur image.
Des manifestations au cœur des bazars
Ce qui a commencé par des fermetures symboliques a rapidement pris une tournure plus visible. Des groupes de protestataires se sont rassemblés dans les rues adjacentes aux grands bazars. Ils occupent les artères principales, scandent des slogans et réclament des mesures immédiates.
Leurs revendications sont claires : une intervention rapide des autorités pour stabiliser le taux de change, mais surtout l’élaboration d’une véritable stratégie économique cohérente. Beaucoup ont le sentiment d’être abandonnés face à une tempête monétaire qui semble incontrôlable.
Des images circulant sur les réseaux montrent une foule dense, déterminée, mais aussi des moments de tension avec les forces de l’ordre. Gaz lacrymogène, légers affrontements physiques… la situation reste sous haute surveillance.
Les sanctions, toile de fond d’une crise profonde
Il serait illusoire de penser que cette dégringolade monétaire est uniquement le fruit d’une mauvaise gestion interne. Depuis des décennies, l’économie iranienne subit les effets cumulés de sanctions internationales d’une ampleur rarement vue.
Les restrictions sur le secteur bancaire, l’interdiction d’accès aux systèmes financiers mondiaux, les limitations sur les importations et exportations : tout concourt à asphyxier progressivement l’économie. À cela s’ajoute le récent rétablissement de sanctions multilatérales liées au dossier nucléaire, après l’échec des négociations internationales.
L’ombre du conflit armé de plusieurs jours avec Israël en juin dernier plane également. Cette guerre courte mais intense a ajouté une couche supplémentaire d’incertitude et de pression sur une économie déjà exsangue.
Face à l’hyperinflation, le gouvernement sous pression
Conscient de l’urgence, le pouvoir tente de reprendre la main. Le président iranien a récemment présenté au Parlement le projet de budget pour l’année à venir. Parmi les mesures phares : une augmentation de 20 % des salaires publics et des pensions.
Mais ce chiffre, même s’il semble significatif, reste très largement en-dessous du niveau réel d’inflation. Selon les données officielles, celle-ci atteignait 52 % sur un an en décembre. Et ce chiffre officiel est généralement considéré comme très en-deçà de la réalité vécue par les ménages, notamment sur les produits de première nécessité.
Dans ce contexte, le gouvernement a pris une décision forte : le remplacement du gouverneur de la Banque centrale. L’homme choisi pour occuper ce poste stratégique n’est pas un inconnu. Il avait déjà occupé des fonctions économiques de premier plan avant d’être limogé quelques mois plus tôt.
Une « guerre totale » contre l’Iran ?
Le président iranien n’hésite pas à employer des termes très forts pour qualifier la situation. Il parle ouvertement de « guerre totale » menée par les États-Unis, Israël et plusieurs pays européens contre son pays. Selon lui, les sanctions ne visent pas seulement le programme nucléaire, mais cherchent à faire plier l’ensemble de la société iranienne.
Cette rhétorique, bien qu’attendue dans le discours officiel, reflète aussi la profonde frustration des autorités face à leur marge de manœuvre limitée sur le plan économique.
Les conséquences humaines d’une crise monétaire
Derrière les chiffres et les communiqués officiels, ce sont des millions de familles qui voient leur pouvoir d’achat s’évaporer. Les produits de base deviennent inabordables du jour au lendemain. Les médicaments importés voient leur prix multiplié. Les familles les plus modestes doivent faire des choix terribles entre nourriture, loyer et santé.
Les jeunes, qui représentent une part importante de la population, se retrouvent particulièrement touchés. Beaucoup avaient déjà du mal à trouver un emploi stable avant la crise. Aujourd’hui, même ceux qui travaillent voient leur salaire réel fondre comme neige au soleil.
Dans les classes moyennes urbaines, autrefois relativement protégées, le sentiment de précarité s’installe. Les projets d’achat immobilier, les études à l’étranger, les petits plaisirs du quotidien : tout semble désormais hors de portée.
Le commerce informel comme soupape de sécurité
Face à cette paralysie du commerce formel, beaucoup se tournent vers l’économie informelle. Vente à la sauvette, troc, micro-entreprises clandestines… les Iraniens font preuve d’une ingéniosité remarquable pour survivre.
Mais même ces activités, souvent tolérées, deviennent plus difficiles à mesure que les matières premières et les produits importés deviennent inaccessibles. La spirale est vicieuse : moins d’activité économique, moins de recettes fiscales, moins de moyens pour l’État d’intervenir, et donc encore moins de perspectives de stabilisation.
Quelles issues possibles ?
La situation semble bloquée. D’un côté, les autorités insistent sur leur détermination à combattre l’inflation et la vie chère. De l’autre, les leviers classiques de politique monétaire sont limités par les sanctions et l’isolement financier international.
Certains analystes estiment qu’une reprise des négociations sur le nucléaire pourrait offrir une bouffée d’oxygène. D’autres pensent que seule une réforme profonde et courageuse de l’économie intérieure pourrait permettre de retrouver un minimum de stabilité.
En attendant, ce sont les commerçants, les artisans, les petits entrepreneurs qui paient le prix le plus lourd. Leur mouvement de protestation, même s’il reste pour l’instant relativement localisé, pourrait bien constituer le symptôme visible d’un malaise beaucoup plus profond.
Dans les rues de Téhéran, entre les boutiques fermées et les regards fatigués, c’est tout un pays qui retient son souffle, espérant que la tempête monétaire finisse par s’apaiser.
Mais pour l’heure, le rideau reste baissé. Et le silence des bazars résonne plus fort que n’importe quel slogan.







