L’Europe est en ébullition. Au cœur des débats : la directive CSRD, qui vise à harmoniser la manière dont les entreprises européennes rapportent leurs données environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). Si l’intention peut sembler louable, de nombreux patrons s’alarment des conséquences potentiellement délétères sur la compétitivité du Vieux Continent face à la concurrence acharnée de la Chine, de l’Inde et des États-Unis. Le spectre d’une bureaucratie excessive plane, menaçant de paralyser l’économie européenne.
Un « délire bureaucratique » qui exaspère le patronat européen
Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de la banque française BNP Paribas, n’y va pas par quatre chemins. Pour lui, la directive CSRD relève du « délire bureaucratique ». Et il est loin d’être le seul à tirer la sonnette d’alarme. De nombreux dirigeants d’entreprises européennes craignent de devoir consacrer un temps et des ressources précieuses à se conformer à cette nouvelle réglementation, au détriment de leur compétitivité sur la scène internationale.
L’entrée en vigueur progressive de la CSRD, prévue entre 2024 et 2029 selon la taille des entreprises, suscite une véritable levée de boucliers. Les organisations patronales française (Medef), allemande (BDI) et italienne (Confindustria) ont uni leurs voix pour dénoncer ce qu’elles perçoivent comme une dérive réglementaire. Lors d’une rencontre à Paris, le président du Medef Patrick Martin a même qualifié ces textes de « drapeau rouge » pour les entreprises européennes et de « drapeau blanc » pour leurs concurrents, sonnant comme un aveu de « reddition ».
La compétitivité européenne en jeu
Si la précédente législature européenne était placée sous le signe du Pacte vert et de l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050, le nouveau mandat semble marquer un tournant. Face à la concurrence féroce des géants économiques mondiaux, l’urgence est désormais de restaurer la compétitivité de l’Europe. Un rapport de l’ancien Premier ministre italien Mario Draghi, également ex-président de la BCE, a souligné cet impératif dès septembre dernier.
Certains responsables politiques emboîtent le pas au patronat. Michel Barnier, ancien commissaire européen devenu Premier ministre français, a ainsi qualifié le Pacte vert de « sorte d’idéologie », soulignant le manque d’évaluation de son impact sur l’industrie. Son ministre de l’Économie Bruno Le Maire a lui aussi exprimé des réserves, s’interrogeant sur le timing de la CSRD alors que la compétitivité est en jeu.
Vers une simplification du reporting ESG ?
Face à la fronde des milieux économiques, la Commission européenne semble prête à infléchir sa position, du moins sur la forme. Sa présidente Ursula von der Leyen a promis une « loi omnibus » pour revoir les aspects jugés excessifs de la CSRD et de la directive jumelle CSDDD sur le devoir de vigilance. Objectif affiché : alléger la charge administrative liée à la collecte des données de durabilité.
Pour autant, pas question de revenir sur le fond de ces réglementations. La Commission entend bien maintenir les obligations de reporting extra-financier, estimant qu’elles sont nécessaires pour orienter les investissements vers des activités durables et comparables. Un moratoire demandé par certains États membres comme la France apparaît ainsi peu probable.
Le « mythe du tsunami administratif » en question
Tous les observateurs ne partagent cependant pas les inquiétudes du patronat. Dans une note récente, le think tank Terra Nova balaye « le mythe du tsunami administratif » brandi par certaines organisations d’employeurs. Au contraire, harmoniser les normes ESG au niveau européen permettrait à terme de mieux évaluer et comparer les performances extra-financières des entreprises, comme ce fut le cas avec les normes comptables internationales par le passé.
Des entreprises se positionnent d’ailleurs déjà pour accompagner cette normalisation du reporting ESG. C’est notamment le cas de la société française Fletchr, qui propose un outil numérique dédié. Sa directrice Marie Hébras regrette la circulation d' »informations erronées » et le « climat anxiogène » autour de la CSRD, appelant à dédramatiser ce changement de pratiques.
La normalisation des données ESG est un prérequis pour flécher efficacement les investissements vers une économie durable.
Marie Hébras, directrice de Fletchr
L’avenir de l’Europe se joue aussi sur le terrain réglementaire
Au-delà des enjeux de compétitivité à court terme, c’est bien la place de l’Europe dans l’économie mondiale de demain qui se joue avec ces nouvelles réglementations ESG. Alors que la pression monte pour accélérer la transition écologique, l’UE fait le pari d’utiliser son poids normatif pour influencer les règles du jeu à l’échelle de la planète.
Un pari risqué face à des puissances économiques qui ne s’embarrassent guère de telles contraintes ? C’est tout le dilemme européen, écartelé entre la tentation du repli protectionniste et la nécessité de peser dans la régulation de la mondialisation. Les prochains mois, marqués par des échéances électorales cruciales, seront déterminants pour trancher ce débat et dessiner le visage de l’Europe post-Covid.
Une chose est sûre : la controverse autour de la directive CSRD est symptomatique des défis qui attendent l’UE pour concilier urgence climatique, impératifs économiques et attentes sociales dans un monde de plus en plus complexe et incertain. La tâche s’annonce ardue, mais passionnante pour peu qu’on se départisse des postures idéologiques et qu’on privilégie le dialogue entre toutes les parties prenantes. L’avenir nous dira si l’Europe a su saisir cette opportunité historique de se réinventer et d’incarner un nouveau modèle de développement, plus responsable et plus résilient.