Imaginez un instant que le texte fondateur des droits fondamentaux en Europe, celui qui protège depuis 1950 des millions de personnes contre l’arbitraire, soit aujourd’hui contesté par plus de la moitié des pays qui l’ont pourtant signé. C’est exactement ce qui se passe en ce moment même au Conseil de l’Europe.
Une réunion à Strasbourg qui fait trembler les fondations de la CEDH
Mercredi, dans les salons feutrés de Strasbourg, les ministres de la Justice des États membres se sont retrouvés pour une conférence informelle. L’ambiance était électrique. Au centre des débats : la manière dont la Convention européenne des droits de l’homme est interprétée, notamment en matière d’immigration.
Et le ton est monté très vite.
Le cri d’alarme du commissaire aux droits de l’homme
Michael O’Flaherty, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, n’a pas mâché ses mots. Devant les ministres réunis, l’Irlandais a dénoncé des tentatives inacceptables d’atteinte au droit international.
« Je vous invite fortement à éviter tout discours qui peut remettre en question la loi »
Michael O’Flaherty
Son principal grief ? Les attaques répétées contre le principe de non-refoulement, cette règle sacrée qui interdit d’expulser une personne vers un pays où elle risquerait la torture, des traitements inhumains ou la mort.
Pour lui, certaines déclarations récentes franchissent une ligne rouge.
24 pays sur 46 veulent changer les règles du jeu
Le chiffre est parti d’Italie. En mai dernier, neuf États ont publié une lettre ouverte estimant qu’il était nécessaire d’entamer une discussion sur la façon dont les conventions internationales répondent aux défis migratoires actuels.
Depuis, quinze autres pays se sont ralliés à cet appel. Résultat : 24 États membres – soit plus de la moitié des 46 signataires – souhaitent aujourd’hui remettre en question la portée de la Convention européenne des droits de l’homme.
Concrètement, ces pays reprochent à la Cour européenne des droits de l’homme d’empêcher les gouvernements de maîtriser les flux migratoires irréguliers, en bloquant systématiquement certaines expulsions au nom des droits fondamentaux.
Le Royaume-Uni en première ligne
Le cas britannique est emblématique. David Lammy, vice-Premier ministre, a rappelé mercredi la volonté de Londres de revoir l’interprétation de l’article 8 de la Convention, celui qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale.
« La définition de “vie de famille” ne peut être élargie pour empêcher l’expulsion de personnes n’ayant pas le droit de rester dans le pays »
David Lammy
Dans les faits, la Cour de Strasbourg a déjà bloqué à plusieurs reprises des vols d’expulsion britanniques vers le Rwanda, estimant que les demandeurs d’asile risquaient d’y être maltraités. Un sujet qui exaspère une partie de l’opinion outre-Manche.
Le principe de non-refoulement : rempart ou obstacle ?
Au cœur du débat se trouve donc ce fameux principe de non-refoulement, inscrit à la fois dans la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et dans plusieurs articles de la CEDH.
Il interdit formellement de renvoyer une personne vers un territoire où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, religion, nationalité, opinions politiques ou appartenance à un groupe social.
Mais certains États estiment que ce principe est aujourd’hui utilisé de manière trop extensive, y compris pour des personnes entrées illégalement ou condamnées pour des délits graves.
Pourquoi maintenant ? Les racines d’une révolte
Cette fronde n’est pas née de rien. Elle s’inscrit dans un contexte de pression migratoire accrue, particulièrement en Méditerranée et via la Manche.
- Des milliers de traversées clandestines chaque mois
- Une saturation des systèmes d’asile dans plusieurs pays
- Une montée des discours populistes exploitant le sentiment d’impuissance des gouvernements
- Des décisions de la Cour de Strasbourg perçues comme déconnectées des réalités nationales
Tous ces éléments ont créé un terrain fertile pour une contestation ouverte de l’autorité de la CEDH.
La CEDH : gardienne intransigeante ou frein à la souveraineté ?
Créée en 1959, la Cour européenne des droits de l’homme a pour mission de veiller à l’application de la Convention par les 46 États. Ses arrêts sont contraignants.
Mais aujourd’hui, une question taraude de nombreux responsables politiques : une cour supranationale peut-elle continuer à imposer ses interprétations à des démocraties souveraines confrontées à des crises migratoires sans précédent ?
Le débat est loin d’être tranché.
Vers une réforme historique ou un simple coup de pression ?
Les 24 pays contestataires ne demandent pas (pour l’instant) une réécriture complète de la Convention. Ils souhaitent surtout ouvrir un débat sur son interprétation contemporaine.
Mais le simple fait qu’une majorité d’États ose publiquement critiquer la CEDH constitue déjà un séisme politique.
Car si la discussion débouche sur des aménagements, même mineurs, cela pourrait créer un précédent majeur dans l’histoire des droits de l’homme en Europe.
Et maintenant ?
La réunion de Strasbourg n’était qu’informelle. Aucune décision n’a été prise. Mais le message est clair : le statu quo n’est plus tenable pour une partie importante des États membres.
Prochaines étapes probables :
- Une conférence officielle sur l’avenir de la Convention
- Des propositions concrètes de révision d’ici 2026
- Une possible crise institutionnelle si aucun compromis n’est trouvé
Une chose est sûre : l’Europe des droits de l’homme vit peut-être un tournant historique. Reste à savoir si elle en sortira renforcée… ou profondément affaiblie.
À suivre, évidemment.









