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Crépuscule des Habesha Kemis : Un Art Éthiopien en Péril

À Addis-Abeba, les tisserands des habesha kemis luttent pour préserver leur art face à la crise et la modernité. Leur savoir-faire ancestral survivra-t-il ? Découvrez leur combat...

Dans un atelier animé du quartier Shiromeda à Addis-Abeba, les cliquetis rythmés des métiers à tisser résonnent comme un écho du passé. Ces gestes, répétés avec une précision quasi méditative, donnent vie aux habesha kemis, des robes traditionnelles éthiopiennes en coton blanc, souvent ornées de broderies éclatantes. Pourtant, ce savoir-faire séculaire, pilier de l’identité culturelle du pays, vacille sous le poids des défis économiques et de la modernité. Comment un art aussi ancré dans l’histoire peut-il être menacé de disparition ?

Un Héritage Culturel en Péril

Les habesha kemis ne sont pas de simples vêtements. Portées lors des mariages, des cérémonies religieuses ou des fêtes, elles incarnent l’élégance et la fierté éthiopienne. Leur confection, un travail minutieux réalisé à la main, peut prendre une semaine pour les modèles les plus simples, et jusqu’à deux semaines pour ceux ornés de motifs complexes. Chaque robe raconte une histoire, celle d’un artisanat transmis de génération en génération, mais aujourd’hui, ce legs semble s’effilocher.

Dans l’atelier de Shiromeda, les artisans, tous des hommes, s’affairent sur des métiers à tisser en bois. Leurs mains guident les navettes de coton, tandis que leurs pieds actionnent un ballet de pédales. Ce travail, aussi fascinant que laborieux, est pourtant mal récompensé. Avec un salaire mensuel oscillant entre 10 000 et 15 000 birrs (58 à 88 euros), les tisserands peinent à joindre les deux bouts, surtout après avoir déduit le coût des matières premières.

Les Défis Économiques : Une Menace Grandissante

L’Éthiopie traverse une période économique difficile. En 2025, l’inflation atteint environ 21,5 %, selon les estimations du FMI, rendant la vie quotidienne plus coûteuse. Parallèlement, la Banque mondiale prévoit que 43 % de la population vivra sous le seuil de pauvreté (moins de 3 dollars par jour) cette année-là, contre 39 % en 2021. Cette situation a un impact direct sur la demande pour les habesha kemis, des robes dont le prix, souvent plusieurs centaines d’euros, est prohibitif pour beaucoup.

« L’économie n’est plus ce qu’elle était. Les gens achètent moins, pas seulement à cause des produits importés, mais parce qu’ils n’ont plus les moyens. »

Abush Dubule, tisserand de 23 ans

Abush, l’un des plus jeunes artisans de l’atelier, incarne la désillusion d’une génération. À seulement 23 ans, il envisage déjà de quitter le métier, faute de perspectives. « Il n’y a pas d’avenir », confie-t-il, amer. Cette baisse de la demande, combinée à une concurrence accrue, met les tisserands dans une situation précaire.

La Concurrence des Machines et des Importations

Si l’inflation est un frein, l’arrivée des habesha kemis produites en usine, notamment en Chine, a bouleversé le secteur. Ces robes, fabriquées à moindre coût et en un temps record, inondent le marché, rendant la production artisanale difficilement compétitive. Bien que les autorités éthiopiennes aient tenté de limiter ces importations, le mal est fait : de nombreux tisserands ont déjà abandonné leur métier pour des emplois moins exigeants, comme ouvrier ou gardien.

Dans l’atelier, Gety Derza, 48 ans, brode avec soin des motifs colorés sur une robe. Il déplore l’impact des machines : « Ce que nous produisons avec tant d’efforts peut maintenant être fabriqué instantanément en usine. » Pour lui, transmettre cet art à la prochaine génération n’a plus de sens. « Cela s’arrêtera avec nous », affirme-t-il, résigné.

Un savoir-faire ancestral, façonné par des siècles de tradition, lutte pour sa survie face à la modernité. Les habesha kemis, symboles d’élégance, risquent de devenir des reliques d’un passé révolu.

Un Travail Éprouvant pour une Récompense Modeste

Le tissage des habesha kemis est un labeur de longue haleine. Les artisans travaillent jusqu’à neuf heures par jour, six jours par semaine, dans des conditions physiques exigeantes. Courbés sur leurs métiers, ils manipulent des fils de coton avec une dextérité impressionnante, mais ce rythme effréné laisse peu de place au repos. Asefaw Yemu, tisserand depuis trois décennies, décrit une vie au jour le jour, où chaque birr compte.

Pour mieux comprendre les défis auxquels ils font face, voici un aperçu des réalités du métier :

  • Temps de production : Une robe simple nécessite une semaine, une robe brodée jusqu’à deux semaines.
  • Revenus : Entre 58 et 88 euros par mois, après déduction des coûts des matériaux.
  • Conditions : Neuf heures de travail par jour, six jours par semaine.
  • Concurrence : Les importations et la production industrielle réduisent la demande pour l’artisanat.

Ces chiffres traduisent une réalité brutale : malgré leur talent, les artisans luttent pour survivre dans un contexte économique hostile.

Un Marché en Déclin, Mais un Espoir Persistant

Dans une petite boutique du quartier, Belhu Belta, 48 ans, expose des robes et des écharpes traditionnelles. Lui-même ancien tisserand, il connaît les défis du métier. « Les clients sont rares », confie-t-il. Avec la baisse de la demande, il voit de plus en plus d’artisans abandonner leur art pour des emplois précaires. « Si le marché continue ainsi, le métier disparaîtra », prévient-il.

« Ces vêtements réalisés à la main portent une valeur culturelle immense, un héritage de nos ancêtres. »

Belhu Belta, commerçant et ancien tisserand

Malgré ces sombres perspectives, Belhu reste optimiste. Il croit en la pérennité des habesha kemis, symboles d’un héritage culturel unique. Pour lui, leur valeur dépasse le simple aspect matériel : elles incarnent une histoire, une identité.

La Valeur Culturelle : Un Atout à Préserver

Pour certains Éthiopiens, porter une habesha kemis est bien plus qu’un choix vestimentaire. Adanech Daniel, une commerçante de 50 ans, parcourt les boutiques à la recherche de la robe parfaite pour un mariage. « Quand on porte ces vêtements, cela donne de l’éclat à l’occasion », explique-t-elle avec un sourire. Même si les prix ont grimpé, elle refuse de compromettre la qualité pour une alternative industrielle.

Ce lien émotionnel avec les robes traditionnelles est un espoir pour leur survie. Les habesha kemis ne sont pas seulement des vêtements : elles sont des symboles de joie, de fierté et de connexion avec les racines éthiopiennes. Mais pour que cet art perdure, des mesures concrètes sont nécessaires.

Vers un Avenir Incertain

Comment sauver un savoir-faire en voie de disparition ? Les artisans appellent à une meilleure valorisation de leur travail, que ce soit par des subventions, des campagnes de sensibilisation ou une promotion du tourisme culturel. Certains proposent aussi de moderniser la production tout en préservant l’essence artisanale, par exemple en intégrant des outils semi-automatisés pour réduire la charge physique.

Pourtant, le défi est de taille. La jeune génération, comme Abush, se détourne d’un métier jugé sans avenir. Si rien n’est fait, l’art du tissage des habesha kemis risque de n’être plus qu’un souvenir, relégué aux musées ou aux récits des anciens.

Entre tradition et modernité, les habesha kemis incarnent un combat pour la survie d’un patrimoine culturel face aux défis du XXIe siècle.

Les cliquetis des métiers à tisser continuent de résonner à Shiromeda, mais pour combien de temps ? Les habesha kemis, symboles d’un riche héritage, sont à un tournant. Leur avenir dépendra de la capacité des Éthiopiens à préserver cet art face aux vents contraires de l’économie et de la mondialisation. Une chose est sûre : chaque robe tissée à la main porte en elle une histoire, celle d’un peuple qui refuse de voir son patrimoine s’éteindre.

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