Imaginez un pays plongé en quelques heures dans le chaos total. Le 3 décembre 2024, le président sud-coréen Yoon Suk Yeol apparaît à la télévision nationale et annonce la suspension du régime civil. Motif invoqué ? Des menaces extérieures diffuses, parmi lesquelles un prétendu espionnage massif venu de Chine. Moins de six heures plus tard, l’Assemblée nationale le destitue et la loi martiale est annulée. Ce qui aurait pu rester un épisode politique brutal se transforme rapidement en terrain fertile pour les théories les plus extravagantes.
Dans les semaines et mois qui suivent, une partie de l’opinion publique, surtout à droite, se convainc que Pékin tire toutes les ficelles : financement occulte des manifestations, manipulation électorale, infiltration jusqu’au cœur des institutions. Les réseaux sociaux, les forums et certaines chaînes YouTube deviennent les haut-parleurs de ces récits. Et pourtant, presque aucune de ces accusations ne résiste à l’examen des faits.
Une crise historique qui réveille les vieux démons
La Corée du Sud n’avait plus connu de loi martiale depuis les années 1980. L’annonce de Yoon Suk Yeol choque profondément une société habituée à sa démocratie dynamique. Les rues de Séoul se remplissent instantanément de centaines de milliers de manifestants. Très vite, deux camps s’affrontent : ceux qui soutiennent encore l’ancien président et ceux qui célèbrent sa chute.
Dans ce climat de fracture, la Chine devient le bouc émissaire idéal. Longtemps perçue comme un partenaire économique incontournable, elle cristallise désormais les frustrations. Ha Nam-suk, professeur de culture chinoise à l’université de Séoul, explique ce basculement : autrefois, une forme de sympathie existait ; aujourd’hui, la concurrence économique et les différends culturels ont transformé la méfiance en ressentiment ouvert. Certains responsables politiques ont vite compris l’intérêt électoral de surfer sur cette vague.
Les « 99 espions chinois » : l’histoire qui a tout déclenché
Quelques jours après la destitution, une rumeur explosive envahit les réseaux : 99 espions chinois auraient été arrêtés le soir même de la déclaration de loi martiale, directement à la Commission électorale nationale. Selon les diffuseurs, l’armée américaine les aurait ensuite exfiltrés vers la base d’Okinawa au Japon.
Cette histoire circule d’abord sur les forums très à droite Ilbe et DC Inside, puis sur YouTube et Facebook. Des photos censées prouver les arrestations accompagnent les publications. Problème : ces images datent de 2016 et montrent simplement des pêcheurs chinois interpellés pour braconnage en mer Jaune.
La Commission électorale dément formellement. Les forces américaines en Corée parlent d’une information « totalement fausse ». Un journaliste d’un média local finira même arrêté pour avoir publié un prétendu scoop sur ces 99 agents. Rien n’y fait : l’avocat de Yoon Suk Yeol citera encore cette rumeur devant la Cour constitutionnelle au printemps 2025.
« Des photos truquées, des dates erronées, des institutions qui démentent… et pourtant des milliers de personnes y croient encore. »
Un juge accusé via une simple retouche photo
Pendant que la Cour constitutionnelle examine la validité de la destitution, le président de la Cour, Moon Hyung-bae, devient la cible d’une campagne particulièrement vicieuse. Une photographie circule massivement : on y voit le magistrat, main sur le cœur, devant un drapeau… chinois.
En réalité, l’image originale, prise par une agence de presse sud-coréenne, montre clairement le drapeau national. Quelques clics sur Photoshop ont suffi à changer la couleur et le motif. Le montage, grossier pour quiconque prend deux minutes pour vérifier, fait néanmoins le tour des groupes Telegram et des pages Facebook conservatrices.
Cette attaque vise à discréditer l’ensemble de la procédure judiciaire. Elle révèle surtout jusqu’où certains sont prêts à aller pour maintenir le doute sur l’impartialité des institutions.
Des manifestants présentés comme des agents de Pékin
Les grandes manifestations anti-Yoon n’échappent pas aux accusations. Peu après la destitution, des photos d’affiches rédigées en chinois simplifié apparaissent sur les réseaux. Placardées sur des arbres à Séoul, elles semblent appeler à soutenir la chute du président… en mandarin.
L’analyse du texte trahit rapidement la supercherie : les formulations sont maladroites, typiques d’une traduction automatique depuis le coréen. Les lieux correspondent exactement à ceux où des panneaux multilingues avaient été posés pour informer les touristes étrangers des rassemblements. Rien de plus.
Résultat : des dizaines de milliers de partage pour une opération de désinformation qui n’a coûté que quelques impressions et un rouleau de scotch.
L’élection de Lee Jae Myung et le prétendu « coup chinois »
En juin 2025, Lee Jae Myung remporte largement l’élection présidentielle anticipée. Pour une partie de la droite, c’est la preuve définitive : la Chine aurait tout orchestré.
Un article publié dans un grand quotidien britannique est alors détourné. Le texte évoque les inquiétudes américaines face à l’influence chinoise dans plusieurs démocraties, sans jamais mentionner la Corée du Sud. Peu importe : captures d’écran truquées et titres racoleurs transforment cette analyse générale en « preuve » d’ingérence directe à Séoul.
Le député conservateur Yoo Sang-bum ira jusqu’à affirmer au Parlement que des ressortissants chinois avaient « largement participé » aux manifestations anti-Yoon. Aucune statistique, aucune preuve, mais l’idée fait son chemin.
L’exemption de visa qui met le feu aux poudres
En août 2025, le ministère de la Justice annonce une mesure pragmatique : faciliter l’arrivée des groupes touristiques chinois par une exemption temporaire de visa. Objectif affiché ? Relancer un secteur sinistré par des années de tensions et de pandémie.
L’ancien Premier ministre Hwang Kyo-ahn y voit immédiatement un complot : des milliers de Chinois viendraient frauder aux prochaines élections locales. Nouvelle rumeur : tous les Chinois pourraient désormais entrer sans passeport ni contrôle sanitaire.
- La réalité : seuls les résidents étrangers de plus de trois ans peuvent voter aux scrutins locaux.
- La rumeur : des cars entiers de « votants fantômes » prêts à débarquer.
- Le résultat : une mesure économique transformée en menace existentielle.
Cette séquence illustre parfaitement comment des décisions administratives banales peuvent être instrumentalisées dans un climat de défiance généralisée.
Pourquoi ces rumeurs prennent-elles autant ?
Plusieurs facteurs se combinent. D’abord la polarisation extrême de la société sud-coréenne, où chaque camp voit l’autre comme illégitime. Ensuite la puissance des algorithmes qui enferment les utilisateurs dans des bulles où seule « leur » vérité circule.
Ajoutez à cela un contexte géopolitique tendu : la Corée du Sud est prise en étau entre son allié américain et son premier partenaire commercial chinois. Toute décision semble forcément trahir l’un ou l’autre. Dans ce vide, les récits simplistes prospèrent.
Enfin, l’histoire récente joue son rôle. Les souvenirs de la guerre froide, les différends sur la mer Jaune, les tensions autour de Taïwan : tout alimente la crainte d’une Chine expansionniste. Quand la réalité est complexe, la fiction anti-chinoise offre une explication rassurante : un ennemi extérieur unique et identifiable.
« Plus la politique intérieure est chaotique, plus il est tentant de désigner un adversaire étranger pour souder son camp. »
Un an après la tentative de loi martiale, la Corée du Sud reste profondément divisée. Les procès, les enquêtes, les nouvelles élections n’ont pas apaisé les esprits. Et la désinformation, elle, continue son travail de sape, post après post, vidéo après vidéo.
Le vrai danger, finalement, n’est peut-être pas là où certains veulent le voir. Pendant que les regards se fixent sur des espions fantômes ou des drapeaux truqués, les fractures internes, elles, sont bien réelles.
Et demain ? Si aucune pédagogie collective n’est menée sur la vérification des sources, si les responsables politiques continuent d’attiser les peurs plutôt que de les apaiser, la prochaine crise trouvera le même terreau fertile. La Corée du Sud mérite mieux que ces récits empoisonnés.









