Elle s’appelle Bahara. Trente-cinq ans, quatre filles, un mari au chômage. Quand l’échographie a révélé une cinquième fille, il a simplement ordonné : « Trouve une solution. » Dans l’Afghanistan de 2025, cette phrase équivaut souvent à une condamnation.
Dans ce pays où les femmes sont bannies des écoles secondaires et de presque tous les emplois, mettre au monde une fille est devenu, pour certains, un fardeau insupportable.
Le retour des talibans a refermé la dernière porte légale
Avant 2021, même si l’avortement restait très encadré, des ONG internationales soutenaient discrètement certains hôpitaux et cliniques. Des médecins pouvaient, dans l’ombre, pratiquer des interruptions de grossesse thérapeutiques ou aider des femmes en détresse. Tout cela a disparu.
Aujourd’hui, le simple fait d’aider une femme à avorter peut valoir plusieurs années de prison. Les inspections surprises dans les établissements de santé se multiplient. Les médecins paniquent. Les femmes, elles, n’ont plus nowhere où aller.
Une tisane à deux euros qui peut tuer
Bahara a suivi le conseil d’une voisine. Au bazar, elle a acheté pour 150 afghanis (moins de deux euros) une poignée de mauve séchée réputée provoquer des contractions. Elle a préparé la tisane elle-même, chez elle, sans savoir la dose exacte.
Les saignements ont été si violents qu’elle a cru mourir. Transportée d’urgence à l’hôpital, elle a prétendu être tombée dans l’escalier. Les médecins ont immédiatement compris. Ils l’ont opérée en silence pour retirer les restes du fœtus, sans la dénoncer. Mais depuis, Bahara dit se sentir « vide et très faible ».
Cette mauve abortive n’est pas anodine. Mal dosée, elle peut provoquer des hémorragies massives et endommager irrémédiablement les organes internes. Pourtant, elle reste l’une des méthodes les plus courantes.
Quand la pharmacie devient complice vend du poison
Nesa, agricultrice de 35 ans, mère de huit filles et d’un seul garçon, a vécu un calvaire similaire. À quatre mois de grossesse, l’échographie a révélé… encore une fille. Son mari a menacé de la chasser.
Une clinique privée lui a demandé 10 000 afghanis (130 euros), une fortune. Désespérée, elle s’est rendue dans une pharmacie. Sans ordonnance, le vendeur lui a glissé : « Prends ça, c’est contre la malaria, ça va t’aider. »
Il s’agissait de primaquine ou de chloroquine, deux antipaludiques hautement toxiques pour le fœtus. Nesa a saigné abondamment, perdu connaissance. À l’hôpital, les médecins ont dû pratiquer une intervention chirurgicale d’urgence. Elle a supplié qu’on ne la dénonce pas. Ils ont accepté.
La pierre sur le ventre : violence extrême et silence
Mariam n’avait que 22 ans. Une liaison hors mariage, un secret impossible à garder. Sa mère, terrifiée à l’idée d’un « crime d’honneur », a pris les choses en main.
Chez elles, elle a placé une lourde pierre sur le ventre de sa fille et s’est assise dessus. Mariam a hurlé. Le sang a coulé. À l’hôpital, on lui a confirmé que l’embryon était parti. Aujourd’hui, elle souffre de douleurs abdominales chroniques et d’une profonde dépression.
Ces trois histoires ne sont pas des cas isolés. Elles sont le quotidien caché de milliers de femmes afghanes.
Les hôpitaux débordés par les « fausses couches suspectes »
Plusieurs gynécologues de Kaboul confient, sous couvert d’anonymat, observer depuis 2021 une explosion du nombre de « fausses couches tardives » accompagnées de lésions étranges : hémorragies massives sans traumatisme visible, intoxications médicamenteuses, perforations utérines causées par des objets.
Les patientes arrivent souvent en état de choc, parfois inconscientes. Certaines meurent avant même d’atteindre la table d’opération. Les médecins, pris entre leur serment d’Hippocrate et la peur des talibans, choisissent majoritairement le silence.
Contraception : un accès devenu mission impossible
Le planning familial afghan a été démantelé. Les ONG qui fournissaient pilules, implants et stérilets ont été chassées ou contraintes de fermer. Depuis 2024, il est même interdit de former des sages-femmes et infirmières.
Résultat : moins de la moitié des femmes en âge de procréer ont aujourd’hui accès à une contraception moderne. Dans les campagnes, ce chiffre tombe parfois à 10 ou 15 %.
Dans ce contexte, chaque rapport non protégé peut devenir une sentence. Et quand la grossesse survient, les options se réduisent à peau de chagrin.
« Avant, nous étions plus libres de pratiquer des avortements. Il y avait des ONG qui nous soutenaient, pas de contrôles du gouvernement. Aujourd’hui, si une ordonnance de Misoprostol est retrouvée, le médecin risque la prison. »
— Une gynécologue de 58 ans, Kaboul
Le Misoprostol, l’espoir clandestin à haut risque
Quelques pharmacies courageuses (ou cupides) acceptent de vendre du Misoprostol sans ordonnance. Ce médicament, utilisé dans le monde entier pour les avortements médicamenteux sûrs, devient en Afghanistan une roulette russe.
Sans suivi médical, sans dosage précis, sans anti-douleur ni antibiotiques, les complications sont fréquentes : hémorragies, infections graves, stérilité définitive.
Le gouvernement minimise, les femmes meurent en silence
Au ministère de la Santé, on affirme que « peu » de femmes sont concernées et que l’avortement reste autorisé en cas de danger vital pour la mère. Dans les faits, cette exception est accordée au compte-gouttes, après des commissions interminables.
Pour les talibans, avorter revient à « tuer une vie ». Point final. Les souffrances des femmes, leur santé mentale, leur désespoir ne pèsent pas lourd face à cette conviction.
Un pays où enfanter une fille peut devenir un crime
La préférence pour les garçons, déjà très forte avant 2021, a explosé avec les restrictions imposées aux femmes. Un garçon pourra un jour travailler, soutenir la famille. Une fille ? Elle restera à la maison, coûtera une dot, et n’aura accès à aucune éducation ni emploi.
Dans certaines régions, des maris n’hésitent plus à répudier leur femme si elle met au monde « trop » de filles. L’avortement sélectif selon le sexe, déjà pratiqué clandestinement, devient une question de survie pour certaines.
Et quand la femme refuse ou échoue à avorter, certaines familles vont jusqu’à l’infanticide néonatal. Des cas de bébés filles retrouvés morts dans les poubelles de Kaboul se multiplient, selon plusieurs sources médicales.
Les médecins entre compassion et terreur
Dans l’est du pays, à Nangarhar, une gynécologue confie : « J’ai prêté serment d’aider les femmes. Je suis devenue médecin pour ça. Mais aujourd’hui, je me sens impuissante. Si je pratique un avortement, je risque ma vie et celle de ma famille. »
Une sage-femme de Kaboul ajoute, la voix brisée : « Je vois arriver des jeunes filles de 16, 17 ans, violées, enceintes, prêtes à tout. Je ne peux rien faire d’autre que leur donner des antidouleurs et prier. »
Ce désespoir médical a un coût humain effroyable. L’Afghanistan affiche déjà l’un des taux de mortalité maternelle les plus élevés au monde. Avec la disparition des soins reproductifs, les experts estiment que des milliers de mortes supplémentaires chaque année – des morts qui ne figureront jamais dans aucune statistique officielle.
39 000 femmes meurent chaque année dans le monde d’avortements clandestins. Combien en Afghanistan ? Personne ne le saura jamais.
Center for Reproductive Rights
Derrière chaque statistique froide se cache un visage, une voix éteinte, une mère qui n’a pas eu d’autre choix que de risquer sa vie pour ne pas en donner une considérée comme « inutile ».
Bahara, Nesa, Mariam et des milliers d’autres portent désormais en elles une douleur que personne ne voit. Elles marchent dans les rues de Kaboul, voilées de bleu ou de noir, le corps abîmé, l’âme en lambeaux. Et demain, une autre prendra une tisane, une autre avalera des pilules toxiques, une autre sentira une pierre s’abattre sur son ventre.
Tant que les portes resteront fermées, le désespoir trouvera toujours un chemin. Même le plus dangereux.









