Elle s’appelle Bahara. À quatre mois de grossesse, elle franchit la porte d’un hôpital de Kaboul, le cœur battant, pour supplier un médecin de l’aider à avorter. La réponse tombe comme une sentence : « Nous n’avons pas le droit. Si quelqu’un l’apprend, nous irons tous en prison. »
Cette phrase résume à elle seule le calvaire vécu par des milliers de femmes afghanes depuis le retour des talibans en août 2021.
Un désespoir qui pousse aux solutions extrêmes
Chez Bahara, 35 ans, mère de quatre filles, le verdict est tombé : encore une fille. Son mari, au chômage, lui intime l’ordre de « trouver une solution ». Dans un pays où les filles n’ont plus le droit d’aller au-delà de l’école primaire, où elles sont privées d’avenir, un cinquième enfant féminin représente une charge insupportable pour la famille.
Faute d’accès légal, Bahara écoute le conseil d’une voisine. Pour deux euros, elle achète au bazar une tisane à base de mauve, réputée provoquer des contractions. Quelques heures plus tard, les saignements sont si abondants qu’elle doit retourner à l’hôpital. Elle invente une chute. Les médecins comprennent le mensonge, mais gardent le silence. Ils l’opèrent pour retirer les restes du fœtus. Depuis, elle se sent faible, vidée.
Son histoire n’a rien d’exceptionnel.
Des méthodes dangereuses, parfois mortelles
Dans l’ombre, les femmes afghanes inventent des techniques terrifiantes pour interrompre leur grossesse.
Nesa, agricultrice de 35 ans, déjà mère de huit filles et d’un seul garçon, découvre à quatre mois qu’elle attend… encore une fille. Son mari menace de la chasser. Une clinique lui réclame 130 euros, somme astronomique. Elle se rabat sur une pharmacie qui lui vend, sans ordonnance, un médicament contre la malaria. Elle perd connaissance dans une mare de sang. À l’hôpital, on retire chirurgicalement ce qui reste du fœtus.
Mariam, 22 ans, a eu une liaison hors mariage. Dans la société afghane, cela peut valoir la mort. Impossible de garder l’enfant. Une sage-femme demande trop d’argent. Sa propre mère pose alors une lourde pierre sur son ventre et appuie de tout son poids. Mariam hurle. L’embryon ne survit pas. Elle vit depuis avec des douleurs abdominales permanentes et une dépression profonde.
« Je hurlais et j’ai commencé à saigner. Maintenant je suis déprimée et j’ai constamment mal au ventre. »
Mariam, 22 ans
Une législation inchangée, mais une surveillance renforcée
Techniquement, la loi n’a pas changé depuis 2021. L’avortement reste autorisé uniquement en cas de danger grave pour la vie de la mère. En pratique, cette exception est rarement accordée.
Mais le climat a radicalement changé. Les talibans effectuent des contrôles inopinés dans les hôpitaux. Les médecins craignent pour leur liberté. Beaucoup refusent désormais de pratiquer le moindre geste, même dans les cas limites. Résultat : les femmes n’ont plus d’autre choix que l’automédication ou les méthodes traditionnelles brutales.
Des gynécologues confient observer depuis 2021 une explosion des « fausses couches tardives » présentées aux urgences. Derrière ce terme médical se cachent souvent des avortements clandestins ratés.
La contraception devenue presque inaccessible
Le problème ne date pas seulement de l’avortement. Il commence en amont.
Les centres de planning familial ont été fermés ou fortement limités. Les ONG internationales qui fournissaient pilules, implants et préservatifs ont été chassées ou ont réduit drastiquement leurs activités. Moins de la moitié des femmes afghanes ont aujourd’hui accès à une contraception moderne.
Cerise sur le gâteau : depuis 2024, les jeunes filles n’ont plus le droit de se former au métier de sage-femme ou d’infirmière. Dans un pays qui détient déjà l’un des taux de mortalité maternelle les plus élevés au monde, cette décision apparaît comme une condamnation supplémentaire.
Situation sanitaire dramatique
• Afghanistan : 620 décès maternels pour 100 000 naissances vivantes (2020)
• Taux parmi les plus élevés au monde
• Manque cruel de personnel féminin formé
• Accès à la contraception moderne : < 50 % des femmes
Le poids écrasant de la préférence pour les garçons
Dans de nombreuses familles, la naissance d’une fille est vécue comme un fardeau. Sans éducation secondaire ni possibilité de travailler, elle représente une bouche supplémentaire à nourrir sans espoir de contribution future.
Les garçons, eux, sont perçus comme une sécurité économique et sociale. Cette préférence ancienne prend une dimension tragique depuis que les talibans ont fermé les portes de l’éducation supérieure et de l’emploi aux femmes.
« Si c’était un garçon, il aurait pu aller à l’école et travailler plus tard », explique simplement Bahara. Cette phrase résume toute l’inégalité structurelle qui pèse sur les filles afghanes.
Des personnels soignants déchirés entre compassion et peur
Certains médecins et sages-femmes prennent des risques énormes pour aider discrètement. D’autres, terrifiés par les contrôles, refusent tout geste. Quelques-uns profitent de la détresse pour exiger des sommes folles dans un des pays les plus pauvres de la planète.
Une gynécologue de 58 ans à Kaboul confie : « Avant, nous étions plus libres. Il y avait des ONG qui nous soutenaient. Aujourd’hui, si une ordonnance de Misoprostol est retrouvée en pharmacie, c’est la prison. »
Le Misoprostol, pourtant médicament abortif sûr quand il est bien encadré, circule sous le manteau. Certaines pharmacies le vendent sans prescription. Le dosage approximatif transforme ce qui pourrait être une solution médicale en roulette russe.
Un tabou absolu dans une société ultra-conservatrice
Parler d’avortement reste inimaginable pour la majorité des Afghanes. La honte est immense. La peur d’être dénoncée, arrêtée, battue ou tuée par la famille plane en permanence.
Pour obtenir ces témoignages, il a fallu des mois de discussions patientes et la promesse absolue d’anonymat – même les prénoms ont été changés. Sur une dizaine de femmes contactées, seules cinq ont accepté de parler.
Dans ce silence oppressant, des milliers d’autres souffrent sans que personne ne sache.
Une impuissance partagée par les soignants
À Nangarhar, dans l’est du pays, une gynécologue se désole : « J’ai choisi ce métier pour aider les femmes. Aujourd’hui, je me sens impuissante et faible. On ne peut plus rien faire. »
À Kaboul, une sage-femme répète le même sentiment d’impuissance face à des patientes qui arrivent en sang, parfois mourantes, après avoir tenté l’impossible chez elles.
Le porte-parole du ministère de la Santé minimise : « Peu de femmes sont concernées. » Mais dans les couloirs des hôpitaux, les urgentistes racontent une tout autre réalité.
Un drame humain qui dépasse les statistiques
Dans le monde, 39 000 femmes meurent chaque année d’avortements clandestins. En Afghanistan, personne ne connaît le chiffre exact. Mais chaque histoire – Bahara et sa tisane, Nesa et ses pilules toxiques, Mariam et sa pierre – est une vie brisée.
Derrière les grandes déclarations sur la charia et la protection de la vie se cache une réalité cruelle : des femmes réduites à mettre leur propre vie en danger parce qu’on leur a retiré tout contrôle sur leur corps et leur avenir.
Et pendant ce temps, dans l’ombre des ruelles de Kaboul, de Jalalabad ou de Mazar-i-Sharif, d’autres femmes achètent en secret une poignée de plantes, avalent des comprimés sans savoir, ou posent une pierre sur leur ventre.
Parce qu’elles n’ont plus le choix.









