Imaginez une avocate déterminée, micro à la main, qui dénonce sans relâche les dérives d’un pouvoir qu’elle juge autoritaire. Imaginez maintenant cette même femme, quelques mois plus tard, derrière les barreaux, condamnée à douze années de prison pour avoir simplement voulu déposer des recours administratifs. C’est l’histoire d’Abir Moussi, devenue en quelques années le visage le plus visible de l’opposition de droite en Tunisie.
Un verdict qui tombe comme un couperet
Le vendredi soir, la nouvelle est tombée : la Cour pénale du tribunal de première instance de Tunis a condamné Abir Moussi à douze ans de prison ferme. Le chef d’accusation retenu relève de l’article 72 du Code pénal tunisien, celui-là même qui punit tout « attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement ». Un article si lourd qu’il prévoit théoriquement la peine de mort, même si un moratoire empêche son application depuis des décennies.
Pour comprendre la portée de cette décision, il faut remonter au 3 octobre 2023. Ce jour-là, la présidente du Parti destourien libre (PDL) se présente devant le palais présidentiel de Carthage. Son objectif ? Déposer des recours contre plusieurs décrets présidentiels qu’elle estime anticonstitutionnels. Ce qui aurait dû être une démarche administrative classique va tourner au cauchemar : elle est arrêtée sur-le-champ et placée en détention provisoire. Plus d’un an plus tard, cette arrestation débouche sur la peine la plus sévère prononcée contre elle à ce jour.
L’article 72 : une épée de Damoclès sur l’opposition
L’article 72 n’est pas un texte anodin. Hérité du code pénal de l’époque Bourguiba, il a été utilisé à de multiples reprises pour faire taire les voix dissidentes. Son libellé large laisse une marge d’interprétation considérable aux juges. Déposer un recours contre des décrets présidentiels peut-il réellement être considéré comme une tentative de renverser l’État ? Pour les partisans d’Abir Moussi, la réponse est évidente : non.
« C’est une condamnation politique pure et dure, prononcée sur la base d’une loi d’un autre âge »
Maître Naoufel Bouden, avocat d’Abir Moussi
L’avocat a d’ores et déjà annoncé qu’il interjetterait appel. Mais dans le contexte actuel, nombreux sont ceux qui doutent de l’issue favorable d’une telle procédure.
Troisième condamnation en moins de dix-huit mois
Ce n’est pas la première fois qu’Abir Moussi se retrouve dans le viseur de la justice. Le parcours judiciaire de la dirigeante du PDL ressemble à une escalade continue :
- Août 2024 : deux ans de prison pour « diffusion de fausses informations » suite à une plainte de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie). Peine réduite à seize mois en appel.
- Juin 2025 : nouvelle condamnation à deux ans sur la base du même décret-loi 54, alors qu’elle venait à peine de terminer sa première peine.
- Décembre 2025 : douze ans pour l’affaire du « bureau d’ordre ».
À chaque fois, les chefs d’accusation reposent sur des textes adoptés ou renforcés après le 25 juillet 2021, date à laquelle le président Kais Saied a suspendu le Parlement et s’est octroyé les pleins pouvoirs.
Le décret-loi 54, arme favorite contre les voix critiques
Adopté en septembre 2022, le décret-loi 54 sur la lutte contre les « fausses informations » est devenu l’outil privilégié pour museler journalistes, blogueurs et opposants. Les organisations de défense des droits humains dénoncent régulièrement son application extensive. Dans le cas d’Abir Moussi, deux de ses trois condamnations reposent directement sur ce texte.
Ce qui frappe, c’est la rapidité avec laquelle les procédures s’enchaînent. À peine une peine purgée, une nouvelle affaire surgit. Pour le PDL, il ne s’agit plus de coïncidence mais d’une stratégie délibérée pour maintenir leur présidente en prison le plus longtemps possible.
Qui est vraiment Abir Moussi ?
Pour comprendre pourquoi cette femme dérange autant, il faut remonter à ses origines politiques. Ancienne cadre du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Zine El Abidine Ben Ali, elle n’a jamais renié cet héritage. Au contraire, elle le revendique ouvertement, affirmant vouloir restaurer l’État fort et moderniste de l’ère bourguibienne et non le régime autoritaire des dernières années Ben Ali.
Depuis 2019 et la création du PDL, elle s’est imposée comme la principale opposante à deux courants : le président Kais Saied, qu’elle accuse de dérive autoritaire, et le parti islamiste Ennahdha, qu’elle combat avec une virulence rare sur la scène politique tunisienne. Cette position « ni Saied ni islamistes » lui a valu à la fois des soutiens passionnés et des inimitiés farouches.
Un climat général de répression
L’affaire Abir Moussi ne sort pas de nulle part. Depuis 2021, des dizaines d’opposants, avocats, journalistes et militants ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines. Le méga-procès dit du « complot contre la sûreté de l’État » a ainsi vu plusieurs figures politiques écoper de peines allant jusqu’à la prison à vie.
Dans ce contexte, la condamnation d’Abir Moussi apparaît comme une pièce supplémentaire d’un puzzle plus large : celui d’une justice de plus en plus instrumentalisée pour écarter toute voix dissonante à l’approche des échéances électorales.
Quelles conséquences pour l’opposition tunisienne ?
Avec sa présidente derrière les barreaux, le Parti destourien libre se retrouve décapitée à moins de deux ans de la prochaine présidentielle. Les rassemblements de soutien se multiplient, mais la répression touche aussi les militants de base. Plusieurs cadres du parti font l’objet de poursuites ou ont choisi l’exil.
Plus largement, ce verdict envoie un message clair à l’ensemble de l’opposition : critiquer ouvertement le pouvoir peut coûter très cher. Dans un pays qui fut le berceau du Printemps arabe, l’ironie est cruelle.
Et maintenant ?
L’appel sera déposé dans les prochains jours. Mais dans le climat actuel, peu d’observateurs croient à un revirement spectaculaire. Certains misent sur une grâce présidentielle future, d’autres sur une mobilisation internationale plus forte.
Ce qui est certain, c’est qu’Abir Moussi, même emprisonnée, reste une figure centrale du paysage politique tunisien. Ses partisans continuent de scander son nom dans les manifestations et sur les réseaux sociaux. Sa détention, loin de la faire taire, semble au contraire amplifier sa voix.
La Tunisie, quatorze ans après la révolution, se trouve à un carrefour. Entre nostalgie d’un ordre fort et aspiration à plus de libertés, le pays peine à trouver son équilibre. L’histoire d’Abir Moussi, quoi qu’on pense de ses idées, pose une question essentielle : une démocratie peut-elle se permettre de mettre en prison ses opposants les plus bruyants ? La réponse, pour l’instant, semble pencher du côté du silence imposé.
À retenir : Abir Moussi cumule désormais plus de seize ans de condamnations cumulées dans trois affaires distinctes. Son parti dénonce une « détention arbitraire » et appelle à une mobilisation nationale et internationale pour sa libération.
Le combat judiciaire ne fait que commencer. Et derrière les barreaux, une femme continue de symboliser, pour les uns une menace, pour les autres l’ultime rempart contre ce qu’ils perçoivent comme une dérive autoritaire sans retour.









