Imaginez un château du XVIIe siècle, classé monument historique, qui brûle intégralement sous vos yeux le soir du réveillon. Ce n’est pas le scénario d’un film catastrophe, c’est ce qui est arrivé à Serquigny, dans l’Eure, le 31 décembre 2023. Et derrière les flammes spectaculaires se cache une histoire bien plus sombre : squat de longue date, propriétaires fantômes qui profitaient d’avantages fiscaux indus, et aujourd’hui, deux ans après, un nouveau coup dur pour ceux qui tentaient de sauver ce qui reste.
Un joyau normand réduit en cendres un soir de Saint-Sylvestre
Ce matin-là, dès 6 h 45, les pompiers reçoivent l’alerte. Soixante d’entre eux se précipitent sur place, mais le feu a déjà tout ravagé. La toiture s’est effondrée, les planchers ont disparu, les façades tiennent à peine. Seules deux d’entre elles seront finalement sauvées, mais l’édifice est irrémédiablement mutilé.
Très vite, une information circule : le château était occupé illégalement depuis trois ans. Des squatteurs y vivaient dans des conditions précaires, sans eau courante ni électricité régulière. Les riverains le savaient, la mairie aussi, mais personne n’avait réussi à mettre fin à l’occupation.
Et puis vient la révélation qui fait bondir tout le monde : le maire de Serquigny lâche la phrase qui résume tout. Le château appartenait à une quarantaine de propriétaires qui, selon lui, ne s’en servaient que pour bénéficier de réductions d’impôt conséquentes grâce au statut de monument historique. Aucun d’eux n’habitait les lieux, aucun n’y mettait les pieds. Le bâtiment n’était qu’une ligne avantageuse sur leur déclaration de revenus.
Le mécanisme fiscal qui attire les investisseurs absenteeistes
Le dispositif est bien connu des amateurs de défiscalisation patrimoniale. Lorsqu’un bien est classé ou inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, ses propriétaires peuvent déduire de leurs revenus imposables l’intégralité des travaux de restauration, sans plafond. Mieux : même lorsqu’aucun travaux n’est réalisé, les charges (gardiennage, assurances, taxes) sont déductibles à 100 % si le monument est ouvert au public au moins 40 jours par an.
Dans le cas de Serquigny, rien de tout cela n’était respecté. Le château restait fermé, abandonné, squatté. Pourtant, les propriétaires continuaient à déclarer des charges et à profiter du régime fiscal ultra-avantageux. Une situation qui dure parfois des décennies et que l’administration peine à contrôler.
« Ils étaient une quarantaine à se partager la propriété, et aucun ne venait jamais. C’était uniquement pour les impôts », avait sobrement déclaré le maire en décembre 2023.
Un transfert symbolique à un euro… et des espoirs de renaissance
Face à l’ampleur du sinistre et à l’absence totale des propriétaires, l’État décide d’agir vite. Un protocole est signé : les 21 derniers propriétaires (le nombre a varié avec le temps) cèdent le château à la commune pour la somme symbolique d’un euro. Objectif : éviter la ruine totale et préparer une éventuelle restauration.
Dans la foulée, une association de bénévoles se monte. Son nom reste discret, mais sa mission est claire : entretenir le parc, débroussailler, tondre, rendre les abords présentables pour attirer un jour un mécène ou un investisseur sérieux. Tous les seconds samedis du mois, une poignée de passionnés se retrouvent, tronçonneuses et débroussailleuses à la main.
Pendant près de deux ans, le travail avance doucement. Le parc commence à reprendre figure humaine. Des visiteurs curieux passent, des projets de journées du patrimoine sont évoqués. L’espoir renaît timidement autour de ces murs noircis.
Nouveau coup dur : le cambriolage de l’association
Et puis, le 11 novembre dernier, le choc. Les bénévoles découvrent leur local forcé. Tout leur matériel neuf – une débroussailleuse, une souffleuse thermique, des outils achetés à peine quelques jours plus tôt – a disparu. Préjudice estimé : 450 euros. Une somme modeste pour certains, mais énorme pour une petite association qui vit de dons et de cotisations.
Le sentiment d’injustice est total. Ceux qui donnaient de leur temps gratuitement pour sauver un bout de patrimoine se font voler par ceux-là mêmes que la société semble incapable de tenir à distance. Le parallèle avec le squat d’avant l’incendie est sur toutes les lèvres.
Aucun suspect n’a été identifié pour l’instant. Mais dans le village, on murmure que les auteurs pourraient bien appartenir au même milieu que les anciens occupants du château. La boucle est bouclée, en quelque sorte.
Un symbole de l’abandon du patrimoine rural
L’histoire du château de Serquigny n’est malheureusement pas isolée. En France, des centaines de demeures historiques pourrissent lentement, détenues par des SCI ou des indivisions complexes, parfois à l’étranger. Les propriétaires profitent des avantages fiscaux sans remplir leurs obligations de conservation. Quand le bâtiment devient trop coûteux ou trop dégradé, ils le laissent mourir, parfois jusqu’à l’incendie « providentiel » qui efface les dettes et les responsabilités.
La loi prévoit pourtant des outils : mise en demeure, travaux d’office, expropriation pour cause d’utilité publique. Mais les procédures sont longues, coûteuses, et les collectivités locales n’ont souvent ni les moyens ni l’envie de se lancer dans des batailles juridiques sans fin.
Résultat : le patrimoine continue de s’effriter, commune par commune, château par château.
Que reste-t-il aujourd’hui ?
À l’heure où nous écrivons ces lignes, les façades tiennent toujours, mais pour combien de temps ? Aucun projet de restauration sérieux n’a émergé. La commune, propriétaire pour un euro, n’a pas les millions nécessaires. L’association, elle, continue malgré le cambriolage, mais avec des moyens encore plus réduits.
Le parc reste accessible certains week-ends, quand les bénévoles arrivent à se mobiliser. Les murs noircis se dressent comme un reproche silencieux : celui d’un système qui permet à quelques-uns de s’enrichir sur le dos du patrimoine collectif, pendant que d’autres, anonymes, tentent de ramasser les morceaux.
L’histoire du château de Serquigny est une tragédie en trois actes : l’abandon, l’incendie, l’oubli. Elle raconte notre rapport ambivalent au passé, entre amour déclaré et indifférence réelle. Et elle pose une question simple, brutale : combien de châteaux devront encore brûler avant que l’on change vraiment les règles ?
À retenir :
– Un monument historique squatté pendant trois ans
– Une quarantaine de propriétaires qui profitaient surtout d’avantages fiscaux
– Un incendie dévastateur le 31 décembre 2023
– Transfert à la commune pour 1 € symbolique
– Cambriolage de l’association de sauvegarde en novembre 2025
– Aucun projet de restauration à ce jour
Derrière les pierres noircies de Serquigny, c’est tout un pan de notre mémoire collective qui vacille. Et tant que le système permettra à des propriétaires absenteeistes de toucher des avantages sans contrepartie, d’autres châteaux suivront le même chemin. Espérons que celui-ci, au moins, finira par trouver un avenir moins tragique.









