Imaginez-vous réveillé en sursaut par des cris, des sirènes et l’odeur âcre du feu. Le 9 septembre dernier, c’est ce qu’a vécu Kamal Gautam, commis de cuisine de 40 ans dans un grand hôtel de Katmandou. En une seule nuit, son lieu de travail a été réduit en cendres et, avec lui, la seule source de revenu de toute sa famille.
Comme Kamal, des milliers de Népalais se retrouvent aujourd’hui sans emploi, sans perspective, et parfois sans toit. Les émeutes de septembre, portées par une jeunesse exaspérée, ont balayé bien plus qu’un gouvernement : elles ont mis à terre une économie déjà fragile.
Un Pays à l’Arrêt Brutal
En une journée, des centaines de bâtiments ont brûlé dans la capitale : le parlement, plusieurs ministères, la Cour suprême, mais aussi des hôtels de luxe et des commerces de centre-ville. Ces lieux, perçus comme les symboles des élites, étaient des cibles privilégiées pour les manifestants.
Le bilan matériel est colossal. La Fédération des chambres de commerce et d’industrie estime les pertes du secteur privé à 278 millions de dollars. Plus grave encore : près de 15 000 personnes se sont retrouvées du jour au lendemain au chômage technique ou définitif.
« L’économie a été à l’arrêt complet pendant dix jours. Aujourd’hui, seule la moitié des activités a vraiment repris », explique l’économiste Chandra Mani Adhikari.
Le tourisme, grande victime collatérale
Le Népal vivait en grande partie grâce aux trekkeurs et aux grimpeurs venus du monde entier. En 2023, le tourisme représentait encore 6,6 % du PIB. Mais septembre a tout changé.
Le nombre de visiteurs étrangers a chuté de 18 % par rapport à l’année précédente. À Pokhara, ville phare des Annapurna, des hôtels entiers ont été incendiés. Le taux d’occupation, qui frôlait les 90 % en septembre habituellement, s’est effondré.
Bharat Raj Pahari, propriétaire de l’hôtel Sarowar ravagé par les flammes, compte les dégâts : 750 familles directement touchées rien que par la destruction de son établissement. Dans la province de Gandaki, les pertes du seul secteur touristique dépassent déjà les 20 millions de dollars.
Investissements étrangers en chute libre
Avant même les émeutes, le Népal peinait à attirer les capitaux. Après ? C’est la dégringolade. Les promesses d’investissement étranger ont fondu de 91 % en trois mois, tombant à seulement 14 millions de dollars.
Les multinationales hésitent, les entrepreneurs locaux retiennent leur souffle. « Le moral est atteint », résume Chandra Mani Adhikari. Même les grandes entreprises qui remplissent les caisses de l’État – distributeurs, conglomérats industriels, opérateurs télécoms – accusent le coup.
Une croissance qui s’effondre
La Banque mondiale avait déjà tiré la sonnette d’alarme : 82 % de la main-d’œuvre travaille dans l’informel et un jeune sur cinq âgé de 15 à 24 ans est sans emploi. Les troubles n’ont fait qu’aggraver la situation.
Prévision révisée à la baisse : la croissance, qui était de 4,6 % l’année précédente, devrait tomber à 2,1 % en 2026. Et le taux de pauvreté, qui touchait déjà durement les 30 millions de Népalais, pourrait grimper de 6,2 à 6,6 %.
En résumé, les chiffres font mal :
- 278 millions de dollars de pertes pour le privé
- 15 000 emplois supprimés ou suspendus
- -91 % d’engagements d’investissement étranger
- -18 % de touristes en septembre
- Croissance prévue à 2,1 % en 2026 au lieu de 4,6 %
Les transferts d’argent, bouée de secours vitale
Dans ce marasme, une seule donnée apporte un peu de lumière : les remises des migrants. Entre mi-septembre et mi-octobre, elles ont dépassé les 200 milliards de roupies népalaises, soit 1,4 milliard de dollars. C’est un tiers du PIB du pays.
Des centaines de milliers de Népalais travaillent au Qatar, en Malaisie, en Arabie saoudite ou aux Émirats. Leur argent, envoyé mois après mois, permet à des familles entières de manger, de payer le loyer ou l’école des enfants.
Mais cette dépendance extrême révèle aussi la faiblesse structurelle du pays : sans ces transferts, l’économie s’effondrerait complètement.
La jeunesse, moteur et victime de la crise
Ce sont eux qui ont allumé la mèche : la « Génération Z » népalaise, excédée par le blocage des réseaux sociaux, la corruption endémique et l’absence d’avenir. Leur révolte a fait tomber le Premier ministre KP Sharma Oli et forcé la tenue d’élections anticipées le 5 mars prochain.
Mais ironie cruelle : ce sont aussi les jeunes qui paient le plus lourd tribut. Déjà un sur cinq sans emploi avant la crise, ils sont nombreux aujourd’hui à errer dans les rues de Katmandou ou à envisager l’exil.
Kamal Gautam, lui, n’a pas cette option. « Je ne peux ni retourner au village – trop pauvre – ni rester en ville – trop cher », confie-t-il dans la petite pièce où s’entassent sa femme et ses enfants.
« Cela fait trois mois que je n’ai plus de salaire. Je ne sais pas comment je vais nourrir ma famille demain. »
Kamal Gautam, ancien employé du Hyatt Regency
Un rebond fragile et incertain
Novembre a apporté un timide regain touristique. Quelques trekkeurs reviennent, les hôtels encore debout affichent des taux d’occupation un peu moins catastrophiques. Mais rien n’est gagné.
Les employeurs, méfiants, gardent souvent leurs salariés à la maison. Les reconstructions traînent. Et surtout, l’incertitude politique plane toujours : un gouvernement provisoire gère les affaires courantes, mais les grandes décisions attendent les élections de mars.
D’ici là, des milliers de familles comme celle de Kamal continuent de compter les jours sans revenu, espérant que leur hôtel rouvrira, qu’un nouveau travail tombera, ou qu’un cousin au Golfe enverra quelques billets de plus.
Le Népal, coincé entre les géants indien et chinois, a toujours su se relever des catastrophes – tremblements de terre, blocus, pandémies. Mais cette fois, la blessure est profonde. Et la cicatrisation s’annonce longue et douloureuse.
Car au-delà des bâtiments calcinés et des chiffres alarmants, ce sont des vies entières qui ont basculé en une seule nuit de septembre. Et pendant que le monde regarde ailleurs, Kamal, comme tant d’autres, continue d’attendre un lendemain qui tarde à venir.










