Imaginez une salle de réunion où l’on joue l’avenir de l’économie mondiale sur un simple vote. Mercredi prochain, les membres du comité de politique monétaire de la Réserve fédérale américaine se retrouvent exactement dans cette situation. Baisser encore les taux d’un quart de point ou marquer une pause alors que l’inflation reste tenace refuse de capituler ? Pour une fois, personne ne sait vraiment ce qui va sortir de cette réunion.
Une Fed plus divisée que jamais
Habituellement, plus on approche de la date fatidique, plus le consensus se dessine. Cette fois, c’est l’inverse. Les discours des différents gouverneurs et présidents régionaux ont révélé trois camps distincts : ceux qui veulent continuer à desserrer la vis monétaire, ceux qui préfèrent attendre, et ceux qui restent volontairement dans le flou.
Le président Jerome Powell lui-même avait refroidi les ardeurs fin octobre en déclarant qu’une nouvelle baisse n’avait rien d’automatique. Depuis, chaque intervention publique a ajouté une couche d’incertitude. Les marchés, eux, continuent de parier très majoritairement sur une détente supplémentaire, mais avec une confiance moindre qu’à l’accoutumée.
Pourquoi les données économiques jouent à cache-cache
Le timing est particulièrement malvenu. Le shutdown gouvernemental historique, du 1er octobre au 12 novembre, a privé la Fed de ses statistiques habituelles. Le taux de chômage d’octobre ? Jamais publié. Celui de novembre ? Il tombera après la réunion. L’inflation la plus récente dont on dispose date de septembre, à +2,8 % sur un an.
Autrement dit, les gardiens du dollar doivent piloter à vue, ou presque. Une situation rarissime pour une institution qui répète à l’envi qu’elle est « data dependent ».
« On est dans une situation un peu paradoxale pour une Fed qui se dit dépendante des données économiques »
Gregory Daco, économiste en chef chez EY
Trois scénarios sur la table
Premier scénario, le plus probable selon les marchés (environ 75 % de probabilité via l’outil CME FedWatch) : une baisse de 25 points de base, portant le corridor des fed funds entre 3,50 % et 3,75 %. Ce serait la troisième détente consécutive de l’année, après −50 pb en septembre et −25 pb en octobre.
Deuxième scénario : une pause. Plusieurs membres craignent que l’inflation ne reparte à la hausse si on relâche trop vite la pression. Lors de la dernière réunion, un seul dissident (Jeff Schmid) avait voté contre la baisse. Cette fois, ils pourraient être plusieurs.
Troisième scénario, beaucoup plus improbable : une coupe plus franche de 50 points. Stephen Miran, le nouveau gouverneur nommé par Donald Trump, plaide ouvertement pour cette option, même s’il a déjà prévenu qu’il se rallierait à −25 pb plutôt que de risquer une majorité pour le statu quo.
Le vote risque d’être serré et symbolique
Les observateurs s’attendent à une majorité étroite en faveur de la baisse. Mais le plus intéressant sera la répartition des voix. Plus il y aura de dissensions, plus le signal envoyé aux marchés sera brouillé. Une Fed fragmentée a toujours du mal à maintenir sa crédibilité.
Le communiqué et surtout la conférence de presse de Jerome Powell seront scrutés à la loupe. Chaque mot pèsera lourd, surtout sur le calendrier 2025.
Les projections économiques : le vrai enjeu de long terme
Au-delà de la décision immédiate, la mise à jour du « dot plot » (les prévisions anonymes des membres sur l’évolution future des taux) sera décisive. Combien de baisses supplémentaires en 2025 ? Les marchés tablent actuellement sur trois à quatre coups de ciseau l’an prochain. Toute révision à la baisse déclencherait une correction brutale sur les obligations et le dollar.
2026 marquera aussi la fin du mandat de Jerome Powell (mai 2026). Le prochain président de la Fed prendra ses fonctions dans un contexte politique totalement renouvelé.
L’ombre de Donald Trump plane déjà
Le président élu a déjà laissé entendre que Kevin Hassett, son ancien conseiller économique, était son favori pour succéder à Powell. Hassett est connu pour défendre des taux très bas et considère l’inflation comme largement maîtrisée – une vision opposée à celle de nombreux membres actuels.
Les marchés s’interrogent : un président Hassett résisterait-il aux pressions de la Maison Blanche en cas de retour de flamme inflationniste ? Les économistes veulent y croire.
« Les protections institutionnelles font que les individus ont tendance à se réaligner vers une certaine indépendance politique »
Gregory Daco
La confirmation par le Sénat, à majorité républicaine, ne devrait poser aucun problème. Reste à savoir si Trump tentera, à terme, de placer d’autres alliés au sein du conseil des gouverneurs pour faire basculer durablement la balance.
Ce que les marchés attendent vraiment
À court terme, une baisse de 25 pb est déjà quasiment intégrée dans les cours. Une pause provoquerait un choc violent : hausse des rendements obligataires, renforcement du dollar, correction actions. À l’inverse, une coupe plus forte que prévu détendrait immédiatement les conditions financières.
Mais le vrai risque se situe sur 2025-2026. Si la Fed, sous pression politique, relâche trop tôt la vigilance, l’inflation pourrait repartir et obliger à une remontée brutale des taux dans deux ans – le cauchemar absolu des investisseurs.
Mercredi soir, on saura si la Fed choisit la prudence ou la continuité de son assouplissement. Une chose est sûre : rarement une réunion aura été aussi incertaine. Les dés sont jetés, mais personne ne sait encore sur quelle face ils tomberont.
Rendez-vous mercredi 18 décembre au soir pour la décision et la conférence de presse de Jerome Powell. Les marchés du monde entier retiendront leur souffle pendant ces quelques minutes qui pourraient redessiner la trajectoire économique des deux prochaines années.
Quelle que soit l’issue, une page se tourne. La Fed entre dans une zone de turbulences où l’indépendance, les données manquantes et les pressions politiques externes vont se télescoper comme jamais. L’économie américaine – et avec elle le reste du monde – joue gros.









