Imaginez un pays où, chaque début décembre, des milliers d’adultes se peignent le visage en noir, enfilent une perruque afro frisée et des boucles d’oreilles dorées pour distribuer des bonbons aux enfants. Pour certains, c’est la magie de l’enfance. Pour d’autres, c’est une insulte vivante héritée de l’époque coloniale. Aux Pays-Bas, cette tradition portait un nom : Zwarte Piet, le compagnon noir de Saint-Nicolas.
Pendant plus d’un siècle et demi, personne n’y trouvait vraiment à redire. Puis, petit à petit, des voix se sont élevées. Et quinze ans plus tard, ceux qui combattaient cette figure annoncent qu’ils rangent les pancartes. Est-ce vraiment la fin de Zwarte Piet ?
Une victoire culturelle après quinze ans de combat
Le mouvement Kick Out Zwarte Piet (KOZP) a officiellement déclaré vendredi qu’il mettait fin à ses actions. Ses fondateurs estiment avoir atteint leur objectif principal : faire disparaître le blackface des célébrations publiques de Saint-Nicolas.
Il y a quelques années encore, voir des centaines de personnes blanches grimées en noir dans les rues était parfaitement banal. Aujourd’hui, la majorité des écoles, des chaînes de télévision publiques et des événements officiels ont adopté des « Piets » aux visages simplement maculés de suie, souvent multicolores et pailletés.
« Les enfants eux-mêmes me corrigent », confie Jerry Afriyie, poète et cofondateur du mouvement. « Quand je dis Zwarte Piet, ils répondent : non, c’est juste Piet. » Un détail qui en dit long sur la rapidité du changement générationnel.
D’où vient vraiment Zwarte Piet ?
Le personnage apparaît pour la première fois en 1850 dans un livre pour enfants écrit par Jan Schenkman. À cette époque, les Pays-Bas sont encore une puissance esclavagiste. Saint-Nicolas, homme blanc barbu et majestueux, arrive avec un serviteur noir, soumis et un peu clownesque, chargé de punir les enfants désobéissants.
Le maquillage exagéré – lèvres rouges épaisses, perruque afro, boucles d’oreilles – renvoie directement aux caricatures racistes du XIXe siècle. Un comité de l’ONU qualifiera d’ailleurs plus tard la tradition de « vestige de l’esclavage ».
Pourtant, pendant longtemps, la réponse officielle néerlandaise fut simple : « Mais non, il est noir à cause de la suie de la cheminée ! » Une explication qui ne tenait plus face aux perruques et aux accents exagérés souvent adoptés.
Des manifestations sous les œufs et les pétards
À partir de 2015, les militants de KOZP ont commencé à manifester pacifiquement lors de l’arrivée officielle de Saint-Nicolas dans différentes villes. La réponse fut parfois violente : œufs, insultes, et même des feux d’artifice lancés sur les manifestants.
Les images de ces affrontements ont fait le tour du monde et fissuré l’image de tolérance dont les Pays-Bas aimaient se parer. Le pays « le plus progressiste d’Europe » se retrouvait face à ses contradictions.
« On nous traitait de terroristes parce qu’on demandait juste qu’un enfant noir puisse fêter Saint-Nicolas sans se sentir humilié »
Jerry Afriyie
L’effet Black Lives Matter : le tournant décisif
L’année 2020 a tout changé. Les manifestations mondiales après la mort de George Floyd ont touché les Pays-Bas de plein foulet. Même le Premier ministre Mark Rutte, qui affirmait encore en 2013 que « Zwarte Piet est noir, point », reconnaît publiquement que la tradition va disparaître.
Les grandes entreprises retirent les produits à l’effigie de Zwarte Piet. Les chaînes publiques passent au « Piet de suie ». Les mairies imposent des règles strictes pour les événements officiels. Le mouvement est lancé.
Ce que disent les chiffres
Une étude Ipsos montre l’ampleur du basculement :
- En 2016 : 65 % des Néerlandais voulaient conserver Zwarte Piet traditionnel
- En 2024 : seulement 38 % y sont encore attachés
- Chez les moins de 35 ans, la proportion tombe sous les 20 %
Le changement est particulièrement net dans les grandes villes et chez les parents de jeunes enfants. Ce sont eux qui ont massivement adopté la version « suie » pour ne pas avoir à expliquer à leur enfant pourquoi on se moque des personnes noires.
Et les défenseurs de la tradition ?
Tout le monde n’a pas suivi le mouvement. Le leader d’extrême droite Geert Wilders reste un fervent défenseur du Zwarte Piet traditionnel et en fait même un symbole de résistance culturelle.
Dans certains villages et lors de fêtes privées, le blackface persiste. Récemment encore, des manifestants anti-migration arboraient fièrement le maquillage lors d’un rassemblement à La Haye.
Pour beaucoup de Néerlandais, il ne s’agit pas de racisme mais de patrimoine. « C’est pour faire plaisir aux enfants », répètent-ils. Une phrase qui résume le fossé entre deux visions du monde.
Comment fête-t-on Saint-Nicolas aujourd’hui ?
Dans les rues de La Haye ou d’Amsterdam, on croise désormais des Piets aux visages barbouillés de traces de suie, avec des perruques violettes, vertes ou arc-en-ciel. Certains portent même des paillettes. L’ambiance reste joyeuse, les bonbons volent toujours, mais l’image a radicalement changé.
« Les enfants doivent être au centre, pas la couleur », explique une enseignante déguisée en Piet moderne. Une phrase qui aurait paru incongrue il y a dix ans.
Un pays qui regarde enfin son passé en face
L’affaire Zwarte Piet ne sort pas de nulle part. Ces dernières années, les Pays-Bas ont entamé un travail de mémoire sur leur passé colonial et esclavagiste. Le gouvernement a présenté des excuses officielles. Le 1er juillet est désormais jour de commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage.
Le débat sur Zwarte Piet a agi comme un révélateur. Il a forcé la société à se poser des questions qu’elle évitait depuis des décennies : qu’est-ce qu’on transmet aux enfants ? Quelles images normalisons-nous ?
Jerry Afriyie le dit simplement : « Ce pays a fait un grand pas en avant dans la lutte contre le racisme. » Même s’il reste du chemin.
Et demain ?
Zwarte Piet n’a pas totalement disparu. Il survit dans certains foyers, dans certains villages, et surtout dans les discours politiques qui en font un étendard identitaire. Mais dans l’espace public, dans les écoles, à la télévision, il a quasiment disparu.
Le mouvement KOZP range ses banderoles, mais ses membres restent vigilants. « Convaincre tout le monde est impossible », reconnaissent-ils. L’essentiel est atteint : ce qui était normal ne l’est plus.
Comme toutes les traditions, celle-ci a évolué. Elle n’a pas été interdite. Elle s’est transformée, sous la pression d’une partie de la société qui refusait de transmettre à ses enfants une caricature héritée de l’esclavage.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Une tradition peut-elle être à la fois innocente pour certains et blessante pour d’autres ? Les Pays-Bas viennent de trancher la question, à leur manière. Lentement. Bruyamment. Mais résolument.









