Imaginez un homme qui n’a plus que la peau sur les os, refusant toute nourriture depuis trente jours, simplement pour avoir le droit de se défendre en personne devant un juge. Cet homme existe. Il s’appelle Jawhar Ben Mbarek et, ce vendredi matin, son sort – comme celui de dizaines d’opposants tunisiens – pourrait être scellé à jamais.
Un méga-procès qui ébranle la Tunisie entière
Jeudi soir, à Tunis, la cour d’appel a mis en délibéré l’un des dossiers les plus sensibles de l’histoire récente du pays. Une quarantaine de personnalités – politiques, avocats, journalistes, hommes d’affaires – sont jugées pour « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État » et « appartenance à une organisation terroriste ». Des accusations qui, en première instance, ont valu jusqu’à 66 ans de prison.
Ce n’est pas un procès ordinaire. C’est le symbole d’une dérive autoritaire que beaucoup, en Tunisie et à l’étranger, dénoncent depuis plus de trois ans.
Qui sont les principaux accusés ?
Parmi les figures les plus connues, on retrouve :
- Jawhar Ben Mbarek, cofondateur du Front de salut national (FSN), en détention depuis le printemps 2023
- Issam Chebbi et Ghazi Chaouachi, dirigeants de partis d’opposition
- Ridha Belhaj et Khayam Turki, figures politiques respectées
- Kamel Ltaief, homme d’affaires influent
- Noureddine Boutar, directeur de la radio Mosaïque FM
Certains sont jugés par contumace, comme la militante féministe Bochra Belhaj Hmida ou le philosophe français Bernard-Henri Lévy. Leur crime présumé ? Avoir rencontré des diplomates étrangers. Une pratique courante en démocratie, mais devenue suspecte depuis l’arrivée au pouvoir absolu de Kais Saied.
Une audience sous très haute tension
L’audience de jeudi a duré à peine quelques heures. Et pourtant, elle a tout résumé du climat actuel.
La majorité des détenus a refusé de comparaître par visioconférence. Ils exigent d’être présents physiquement pour se défendre. Le président du tribunal les a considérés comme « refusant de comparaître ». Fin de la discussion.
« Monsieur le juge, Jawhar risque de mourir et tout ce qu’il demande, c’est de comparaître en présentiel »
Dalila Msaddek, sœur et avocate de Jawhar Ben Mbarek
Seul Sayed Ferjani, ancien député, a accepté la visioconférence. Il a dénoncé une « affaire imaginaire » et une « injustice flagrante ».
L’avocat Ayachi Hammami, lui-même accusé mais libre, a été plus direct : « Vous n’appliquez pas la loi, vous appliquez des instructions. » Le silence qui a suivi dans la salle était lourd.
Un verdict attendu dans la nuit
À l’issue de l’audience, le président du tribunal a annoncé que le verdict serait rendu « dans la nuit ou à l’aube ». Autrement dit : dans les prochaines heures.
Dehors, une quinzaine de personnes brandissaient une immense photo de Jawhar Ben Mbarek. Sa sœur a prévenu : il est « au bord du point de non-retour » après un mois sans manger.
Dans la salle, une nouvelle a fait vibrer les avocats : la chroniqueuse Sonia Dahmani venait d’être libérée sous condition après dix-huit mois de détention. Des applaudissements interminables ont retenti. Un rare moment d’espoir dans une journée étouffante.
Des peines déjà ahurissantes en première instance
Rappelons les faits. En avril dernier, après seulement trois audiences et sans aucune plaidoirie de la défense, les condamnations étaient tombées :
- Jusqu’à 66 ans de prison pour certains accusés
- Des peines cumulées atteignant plusieurs siècles pour l’ensemble du groupe
- Aucune preuve matérielle concrète présentée publiquement
Le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, avait immédiatement réagi en parlant de « violations graves » et de « motivations politiques évidentes ».
Une répression qui ne faiblit pas depuis 2021
Tout a commencé le 25 juillet 2021. Ce soir-là, Kais Saied suspend le Parlement, limoge le gouvernement et s’octroie les pleins pouvoirs en s’appuyant sur l’article 80 de la Constitution. Beaucoup parlent alors de « coup d’État ».
Quatre ans plus tard, le bilan est sévère :
- Des dizaines d’opposants, journalistes et avocats en prison
- Le décret-loi 54 sur les « fausses informations », utilisé comme arme contre toute critique
- Des médias indépendants sous pression constante
- Une justice de plus en plus accusée d’instrumentalisation
Human Rights Watch a qualifié ce méga-procès de « campagne de répression systématique contre toute forme de dissidence ».
Et maintenant ?
Ce vendredi, trois scénarios sont possibles :
- La cour d’appel confirme ou alourdit les peines : un signal fort que la répression ne faiblira pas.
- La cour annule tout ou partie des condamnations : un camouflet majeur pour le pouvoir.
- Report ou renvoi : une manière de gagner du temps dans un climat explosif.
Mais au-delà du verdict, une question demeure : jusqu’où la Tunisie, berceau du Printemps arabe, est-elle prête à sacrifier ses acquis démocratiques pour un retour à l’ordre autoritaire ?
Jawhar Ben Mbarek, lui, continue sa grève de la faim. Chaque heure qui passe le rapproche un peu plus du point de non-retour. Et avec lui, c’est tout un pays qui retient son souffle.
À suivre, heure par heure.









