Imaginez-vous au milieu de la nuit, dans un champ perdu du Gers ou de Tarn-et-Garonne. Un tracteur dernier cri, vaut plusieurs centaines de milliers d’euros, dort tranquillement. Pourtant, en moins de cinq minutes, des ombres silencieuses démontent un boîtier de la taille d’un gros smartphone valant à lui seul jusqu’à 20 000 €. Pas de casse, pas de bruit. Juste un savoir-faire chirurgical. C’est exactement ce qu’ont vécu des dizaines d’agriculteurs français depuis début 2024.
Un coup de filet historique contre la mafia des GPS agricoles
Le 26 novembre dernier, la gendarmerie française, en coordination avec les autorités lituaniennes, a porté un coup extrêmement dur à l’un des réseaux les plus structurés d’Europe de l’Est spécialisé dans le vol de systèmes de guidage GPS pour tracteurs. Huit hommes, tous de nationalité lituanienne et âgés de 20 à 38 ans, ont été interpellés simultanément dans quatre villes différentes de Lituanie.
Quatre d’entre eux font aujourd’hui l’objet d’un mandat d’arrêt européen et attendent leur extradition vers la France. Ils sont soupçonnés d’avoir organisé ou participé à plus de 150 vols rien que sur le territoire national, pour un préjudice global estimé à 2,5 millions d’euros. Un chiffre qui donne le vertige quand on sait qu’un seul module GPS de dernière génération peut coûter entre 15 000 et 25 000 €.
Pourquoi les GPS agricoles sont-ils devenus la cible numéro 1 ?
Ces boîtiers ne sont pas de simples GPS de voiture. Ce sont de véritables ordinateurs de bord ultra-précis (précision au centimètre près grâce au RTK) qui pilotent automatiquement les tracteurs, optimisent les semis, les traitements phytosanitaires et les récoltes. Sans eux, un engin de plusieurs centaines de milliers d’euros perd une grande partie de sa valeur et de son efficacité.
Sur le marché noir, ces appareils – surtout les modèles John Deere, Trimble ou Topcon – se revendent entre 5 000 et 10 000 € pièce en Europe de l’Est ou aux États-Unis, après reconditionnement et débridage des protections constructeur. Un retour sur investissement phénoménal pour les voleurs qui opèrent en moins de dix minutes par cible.
« Ils connaissaient parfaitement le matériel. Ils savaient exactement quels câbles couper, quels codes entrer pour désactiver l’alarme satellite. C’était du travail de pros », témoigne un agriculteur du Lot-et-Garonne victime de trois vols en six mois.
Une organisation digne des meilleurs thrillers
L’enquête, menée sous l’autorité de la Juridiction Interrégionale Spécialisée (JIRS) de Bordeaux, a révélé une structure pyramidale impressionnante :
- Des équipes de voleurs itinérants (3 à 4 personnes) qui sillonnaient la France en véhicules banalisés loués sous de fausses identités.
- Des logisticiens chargés de repérer les exploitations via Google Earth et les réseaux sociaux agricoles.
- Des transporteurs qui rapatriaient le matériel en Lituanie dans des camionnettes à double fond.
- Enfin, des receleurs installés en Lituanie et aux États-Unis qui reconditionnaient et revendaient les GPS après avoir effacé leurs numéros de série.
Les enquêteurs ont même découvert que certaines pièces étaient expédiées par conteneurs entiers vers des fermes ultra-modernes d’Ukraine ou de Russie, où la demande explose.
Comment les gendarmes ont-ils réussi à démanteler le réseau ?
Tout a commencé au printemps 2024 avec une vague inhabituelle de vols en Occitanie. Face à l’ampleur du phénomène, la gendarmerie a créé une cellule nationale dédiée regroupant les sections de recherches de Toulouse, les brigades d’Auch, Montauban et les groupements départementaux.
Les premières interpellations en mars 2025, en flagrant délit, ont permis de remonter la filière. Les téléphones saisis contenaient des centaines de photos de tracteurs, des coordonnées GPS d’exploitations, et même des tutoriels vidéo pour démonter rapidement les boîtiers.
Grâce à la coopération européenne (Europol et Eurojust), les enquêteurs ont pu localiser les commanditaires en Lituanie et organiser l’opération coup de poing du 26 novembre.
Les agriculteurs entre colère et désespoir
Dans les campagnes touchées, c’est la stupeur. Beaucoup d’exploitants avaient déjà investi des fortunes dans des systèmes d’alarme, des traceurs GPS ou même des chiens de garde. Rien n’y faisait.
« On se sent totalement démunis », confie un céréalier du Tarn-et-Garonne. « On bosse dur toute l’année, on s’endette pour du matériel ultra-performant, et en une nuit tout disparaît. Les assurances ne suivent plus, les délais de remplacement sont de six mois… C’est la double peine. »
Certains ont même décidé de démonter eux-mêmes leurs GPS chaque soir pour les rentrer dans leur maison. Une solution chronophage et dangereuse.
Vers une réponse européenne coordonnée ?
Cette affaire met en lumière un phénomène bien plus large : la criminalité organisée transfrontalière cible de plus en plus le secteur agricole haut de gamme. Des réseaux similaires, originaires de Géorgie, de Pologne ou de Roumanie, sévissent déjà en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie.
Les constructeurs, eux, tentent de réagir : nouveaux systèmes de verrouillage biométrique, géorepérage renforcé, blocage à distance… Mais les voleurs s’adaptent toujours plus vite que les ingénieurs ne développent les protections.
Cette opération franco-lituanienne pourrait marquer un tournant. Elle montre qu’avec une coopération judiciaire efficace, il est possible de frapper ces organisations au cœur. Reste à savoir si ce que révéleront les interrogatoires des quatre principaux suspects une fois extradés en France.
Car derrière ces 2,5 millions d’euros de préjudice officiel, combien de vols n’ont jamais été déclarés ? Combien d’autres réseaux parallèles continuent d’opérer en toute impunité ? La guerre du GPS agricole est loin d’être terminée.
Une chose est sûre : les champs français ne sont plus un terrain de jeu pour la mafia de l’Est. Et les agriculteurs, eux, attendent désormais des actes concrets pour retrouver enfin la sérénité.









