Imaginez Damas, un an après la chute d’un régime qui aura tenu le pays d’une main de fer pendant plus de deux décennies. Les rues portent encore les cicatrices d’une guerre qui a duré près de quatorze ans. Et soudain, un événement inimaginable il y a encore quelques mois : les quinze ambassadeurs du Conseil de sécurité des Nations Unies franchissent la frontière libano-syrienne pour une visite officielle. C’est une première absolue.
Cette délégation, arrivée jeudi par le poste-frontière de Jdeidet Yabus, marque un tournant. Elle intervient à quelques jours seulement du premier anniversaire de la prise de Damas, le 8 décembre 2024, par la coalition menée par celui qui est aujourd’hui président par intérim : Ahmad al-Chareh.
Une visite qui marque la reconnaissance progressive du nouveau pouvoir
Le symbole est fort. Moins d’un mois plus tôt, en novembre, le Conseil de sécurité levait les sanctions qui pesaient encore sur Ahmad al-Chareh. Un ancien chef jihadiste, passé par les rangs d’organisations radicales, se retrouve désormais reçu comme un interlocuteur légitime par les plus grandes puissances mondiales. Le chemin parcouru en douze mois a de quoi donner le vertige.
L’ONU, par la voix de son porte-parole Stéphane Dujarric, a salué les engagements pris par les nouvelles autorités : lutte déterminée contre le terrorisme et promesse d’une transition politique inclusive, respectueuse de toutes les communautés et confessions. Dans un pays où Alaouites, Sunnites, Chrétiens, Druzes, Kurdes et tant d’autres ont été dressés les uns contre les autres, ces mots pèsent lourd.
Qui est vraiment Ahmad al-Chareh, l’homme au centre de toutes les attentions ?
Le président par intérim n’est pas un inconnu des services de renseignement occidentaux. Longtemps considéré comme un acteur jihadiste, il a su, au fil des dernières années du conflit, rassembler sous sa bannière une coalition hétéroclite d’opposants armés. C’est cette alliance improbable qui a réussi l’impossible : faire tomber le régime baasiste en quelques semaines à peine, là où treize années de guerre n’avaient pas suffi.
Aujourd’hui, l’homme se présente en garant de l’unité nationale. Il multiplie les gestes d’ouverture : rencontres avec les minorités, promesses de justice transitionnelle, volonté affichée de reconstruire un État de droit. Reste à savoir si ces engagements tiendront face aux immenses défis qui attendent le pays.
« Nous espérons que cette visite permettra d’approfondir le dialogue entre les Nations unies et la Syrie »
Stéphane Dujarric, porte-parole de l’ONU
Un programme chargé pour une délégation sous haute tension
Pendant leur séjour damascène, les diplomates doivent rencontrer non seulement le président par intérim, mais aussi plusieurs ministres et représentants de la société civile syrienne. Des échanges cruciaux pour évaluer la réalité du terrain : où en est la reconstruction ? Les institutions fonctionnent-elles ? Les droits humains sont-ils respectés ?
Car si la guerre est terminée sur le plan militaire, elle laisse derrière elle un pays en ruines. Des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés, une économie ravagée, des infrastructures détruites. La tâche est titanesque.
La suite du périple : Beyrouth et la Finul
Après Damas, direction Beyrouth. La délégation doit y arriver vendredi pour deux jours d’entretiens. Samedi, elle se rendra dans le sud du Liban pour rencontrer les Casques bleus de la Finul. Cette force de l’ONU, présente depuis 1978, doit théoriquement quitter le pays fin 2027. Un retrait qui suscite déjà de vives inquiétudes dans un contexte régional toujours aussi explosif.
Cette séquence Syrie-Liban n’est pas anodine. Les deux pays sont intimement liés, tant par l’histoire que par les tensions actuelles. La stabilité de l’un conditionne celle de l’autre. Et la présence conjointe du Conseil de sécurité sur ces deux théâtres en dit long sur l’urgence perçue par la communauté internationale.
Pourquoi cette visite intervient-elle maintenant ?
Le timing n’est pas dû au hasard. À l’approche du premier anniversaire de la chute du régime, la Syrie entre dans une phase décisive. Les grandes puissances veulent s’assurer que le pays ne replongera pas dans le chaos. Elles cherchent aussi à éviter que d’autres acteurs régionaux – Turquie, Iran, Israël, pays du Golfe – ne remplissent le vide laissé par l’ancien régime.
Pour Samuel Zbogar, l’ambassadeur slovène qui préside actuellement le Conseil de sécurité, ce déplacement est « la première visite officielle depuis six ans au Moyen-Orient, et la toute première en Syrie ». Des mots qui soulignent l’ampleur de l’événement.
Derrière les caméras, les discussions seront rudes. Reconstruction, retour des réfugiés, justice pour les crimes de guerre, démantèlement des dernières poches extrémistes, rédaction d’une nouvelle Constitution… Aucun sujet ne sera épargné.
Les défis immenses d’une transition encore fragile
Personne ne se fait d’illusions. La route sera longue. Le passé jihadiste de certaines composantes du nouveau pouvoir continue d’inquiéter. Les minorités, longtemps protégées – ou opprimées, selon les points de vue – par le régime précédent, observent avec méfiance. Les Kurdes, dans le nord-est, maintiennent leur autonomie de fait. Et l’économie, plombée par des années de sanctions et de destructions, peine à redémarrer.
Mais pour la première fois depuis longtemps, un espoir ténu existe. Des écoles rouvrent. Des marchés reprennent vie. Des Syriens rentrent, parfois après dix ans d’exil. La visite du Conseil de sécurité, aussi symbolique soit-elle, participe de cette lente normalisation.
Elle envoie un message clair : la communauté internationale, malgré ses divisions, est prête à accompagner – et à surveiller – cette transition. Un équilibre délicat entre soutien et pression, entre confiance et vigilance.
Vers une nouvelle Syrie ou un simple changement de régime ?
La grande question reste entière. Cette visite annonce-t-elle vraiment l’aube d’une Syrie réconciliée, pluraliste et pacifiée ? Ou assiste-t-on simplement au remplacement d’un pouvoir autoritaire par un autre, sous une forme différente ?
L’Histoire jugera. Mais pour l’instant, dans les rues de Damas, nombreux sont ceux qui retiennent leur souffle. Un an après la chute d’un système qui semblait éternel, le pays entre dans l’inconnu. Avec, pour la première fois, la communauté internationale à ses côtés – ou du moins, dans ses murs.
Le rendez-vous est pris. Les yeux du monde sont tournés vers cette délégation de quinze diplomates. Ce qu’ils diront, ce qu’ils verront, ce qu’ils décideront dans les prochaines heures pourrait façonner l’avenir de tout un peuple.









