Imaginez une enfant de 12 ans, serrant une poupée, disparaissant dans l’horreur d’un gymnase transformé en prison. Cette image hante Zehra, une survivante des viols de guerre en Bosnie, qui témoigne aujourd’hui pour elle et toutes celles qui n’ont jamais pu parler. La guerre en Bosnie, dans les années 1990, a laissé des cicatrices indélébiles, non seulement sur les terres déchirées, mais aussi dans les cœurs de milliers de femmes victimes de violences sexuelles. Leur combat pour la justice, dans un pays encore divisé, est une lutte contre l’oubli, la honte et un système judiciaire qui peine à répondre à leur douleur.
Un passé marqué par l’horreur
L’été 1992 marque un tournant tragique pour la ville de Foca, dans le sud-est de la Bosnie. Les forces serbes s’emparent de cette région montagneuse, semant la terreur parmi les habitants. Zehra, alors chez elle, voit son monde s’effondrer. Le gymnase Partizan, un lieu autrefois associé au sport et à la vie communautaire, devient un centre de détention où des dizaines de femmes et de jeunes filles musulmanes subissent des sévices inimaginables. Parmi elles, une enfant arrive, tenant une poupée, symbole d’une innocence brisée. Personne ne saura jamais ce qu’elle est devenue.
Les chiffres sont accablants : au moins 20 000 victimes de violences sexuelles, majoritairement bosniaques, mais aussi serbes et croates, ont été recensées pendant le conflit. Ces actes, perpétrés de manière systématique, réduisaient certaines femmes à l’état d’esclaves sexuelles, tandis que d’autres étaient vendues ou assassinées. L’ampleur de ces crimes, dans une Europe post-1945, reste sans précédent.
« Si je ne parle pas, ce sera comme si le crime n’avait pas eu lieu. »
Zehra, survivante
La justice internationale : une première reconnaissance
Dès 1993, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) est créé pour juger les responsables des atrocités commises pendant le conflit. En 2001, un verdict historique marque un tournant : le viol est reconnu comme un crime contre l’humanité. Ce jugement concerne spécifiquement les crimes de Foca, où trois officiers de l’armée serbe de Bosnie sont condamnés. Cette décision donne un espoir aux survivantes, mais elle ne suffit pas à panser leurs blessures.
Depuis une décennie, la justice bosnienne a pris le relais, mais les progrès sont lents. Seuls 18 verdicts ont été prononcés pour les violences sexuelles commises à Foca, et trois procès sont encore en cours. Les survivantes, épuisées par des années d’attente, continuent de témoigner, malgré la douleur de revivre leur traumatisme.
Les défis de la justice bosnienne :
- 258 dossiers de crimes de guerre en attente, impliquant 2 046 suspects.
- Retards importants dans l’identification des coupables.
- Procédures judiciaires trop longues, décourageant les victimes.
Le courage de témoigner
Pour Zehra, le déclic survient en 2011. Après des années d’exil au Monténégro, en Serbie et en Croatie, elle décide de retourner en Bosnie avec une mission : faire condamner son agresseur, un ancien voisin. En 2012, cet homme, qui vivait librement à Foca, est arrêté et jugé. Le procès est une épreuve, comme un retour à l’agonie de 1992. Mais la condamnation marque une victoire symbolique : « Il porte désormais le sceau de criminel de guerre », confie Zehra depuis un atelier de couture à Sarajevo, où elle et d’autres survivantes se réunissent.
Cet atelier, géré par l’association des victimes de Foca, est un lieu de thérapie collective. En tissant, les femmes partagent leurs histoires, trouvent du réconfort et se soutiennent dans leur quête de justice. Pourtant, beaucoup restent silencieuses, par peur de la stigmatisation ou parce que leurs bourreaux occupent encore des postes influents.
« Ce qui nous tue le plus, c’est la longueur excessive de ces procédures. »
Midheta Kaloper, présidente de l’association
Une société face à ses tabous
En Bosnie, le viol reste entouré de stigmas. La société associe souvent ces crimes à une perte de « pureté », rejetant la honte sur les victimes plutôt que sur les agresseurs. « Nous continuons à blâmer les survivantes », déplore Ajna, coordinatrice juridique pour une ONG suisse. Cette stigmatisation pousse de nombreuses femmes à garder le silence, d’autant que certains criminels occupent des postes dans des institutions publiques.
À cela s’ajoute la glorification de certains criminels de guerre dans certaines régions, notamment en Republika Srpska. Cette minimisation des souffrances exacerbe la douleur des survivantes, qui se sentent abandonnées par une société divisée.
Région | Nombre de victimes reconnues | Pension mensuelle |
---|---|---|
Fédération de Bosnie | 1 000 | 175 à 350 € |
Republika Srpska & Brcko | 100 | Non harmonisé |
Une loi pour les victimes, mais des limites
Un progrès notable a été obtenu avec la loi sur les victimes civiles de guerre, qui offre une pension mensuelle dans la Fédération de Bosnie. Cependant, cette mesure ne s’applique pas uniformément à l’ensemble du pays, où les législations varient entre la Fédération, la Republika Srpska et le district de Brcko. Cette inégalité géographique laisse de nombreuses survivantes sans soutien financier.
De plus, les indemnisations au pénal sont rares, et les procès civils n’offrent aucune protection d’anonymat, contrairement au TPIY. Ces obstacles découragent les victimes de poursuivre leurs agresseurs, surtout lorsque ceux-ci résident à l’étranger, rendant leur extradition difficile.
Une bombe à retardement
Bakira, présidente d’une association de victimes, décrit le silence des survivantes comme une « bombe à retardement ». Beaucoup suivent leurs agresseurs sur les réseaux sociaux, vivant dans la peur et la frustration. Pourtant, certaines trouvent le courage de parler, souvent après des décennies. Récemment, 15 d’entre elles ont contacté l’association pour témoigner.
Le combat de ces femmes ne se limite pas à la justice. Il s’agit aussi de changer les mentalités, de briser les tabous et de redonner une voix à celles qui ont été réduites au silence. Leur résilience, malgré un système judiciaire imparfait et une société divisée, est une leçon de courage.
Leur silence est une blessure, leur parole est une victoire.
En Bosnie, la quête de justice pour les survivantes des viols de guerre reste un chemin semé d’embûches. Mais à travers leurs témoignages, ces femmes redonnent espoir à un pays qui tente de se reconstruire. Leur combat, au nom de toutes les autres, est loin d’être terminé.