Imaginez une jeune femme de 21 ans, mère d’un bébé, qui disparaît une nuit de 2012 après avoir été vue pour la dernière fois avec des soldats britanniques. Son corps sera retrouvé deux mois plus tard dans une fosse septique d’hôtel. Treize ans plus tard, l’affaire resurgit brutalement au cœur d’un rapport parlementaire qui accuse l’armée britannique d’une longue liste de crimes impunis au Kenya. Ce n’est pas un film, c’est la réalité que des députés kényans viennent de mettre en lumière.
Un rapport qui met le feu aux poudres
Publiée le 25 novembre dernier, l’enquête du comité parlementaire de la Défense du Kenya ne mâche pas ses mots. Elle dénonce une « tendance inquiétante d’inconduite sexuelle » au sein de l’Unité de formation de l’armée britannique au Kenya, la fameuse BATUK, basée près de Nanyuki depuis l’indépendance du pays en 1963.
Viols, agressions sexuelles, abandon d’enfants métis nés de relations avec des soldats : le tableau dressé est accablant. Et il ne s’arrête pas là. Le document pointe aussi des négligences graves dans la gestion des munitions non explosées, responsables de morts et de blessures parmi les civils, ainsi que des dommages environnementaux importants.
La BATUK, entre économie locale et zones d’ombre
À environ 200 kilomètres au nord de Nairobi, la petite ville de Nanyuki vit en grande partie grâce à la présence britannique. La base emploie des locaux, fait tourner hôtels, bars et commerces. Pour beaucoup d’habitants, les soldats représentent une manne financière.
Mais derrière les devises étrangères circule une autre réalité, bien plus sombre. Depuis des décennies, des femmes racontent la même histoire : des rencontres qui tournent mal, des violences, des grossesses non désirées, et surtout une justice qui ne vient jamais.
Le rapport parle de « nombreuses victimes se voyant refuser l’accès à la justice ». Des plaintes classées sans suite, des enquêtes bâclées, parfois même des pressions pour que les femmes se taisent. Un système qui, selon les députés, protège les militaires au détriment des Kényanes.
L’affaire Agnes Wanjiru, symbole d’une impunité longue de treize ans
Le timing du rapport n’est pas anodin. Il sort un mois après l’arrestation au Royaume-Uni de Robert James Purkiss, 38 ans, ancien soldat soupçonné du meurtre d’Agnes Wanjiru en 2012.
Ce soir-là, la jeune femme avait été vue quittant un hôtel en compagnie de militaires britanniques. Son corps sera découvert dans des conditions horribles. Des soldats auraient même partagé des photos macabres sur les réseaux sociaux, se vantant du crime, selon des témoignages rapportés à l’époque.
Arrêté début novembre, Purkiss conteste son extradition vers le Kenya. Il nie farouchement les faits. Mais pour les Kényans, cette arrestation arrive bien tard. Trop tard ? C’est la question que tout le monde se pose.
« Les survivantes de violences sexuelles ont signalé que des affaires ont été abandonnées ou mal traitées par les autorités locales. »
Rapport du comité parlementaire de la Défense du Kenya
Des enfants abandonnés, une génération oubliée
L’un des points les plus douloureux du rapport concerne les enfants nés de relations entre soldates britanniques et femmes kényanes. Des centaines d’enfants métis grandissent sans père, souvent stigmatisés dans leurs communautés.
Le rapport parle d’abandon systématique. Certains soldats promettent de revenir, d’envoyer de l’argent, de reconnaître l’enfant. La plupart disparaissent dès la fin de leur mission. Pour les mères, c’est une double peine : élever seule un enfant et affronter le regard des autres.
Certaines ont tenté des démarches auprès des autorités britanniques pour faire reconnaître la paternité. Réponse quasi systématique : silence ou refus. Un mur administratif qui renforce le sentiment d’injustice.
Munitions non explosées : la mort qui traîne dans la savane
Mais les accusations ne se limitent pas aux violences sexuelles. Le rapport dénonce aussi une gestion catastrophique des munitions lors des exercices militaires.
Obus, grenades, roquettes : des engins non explosés restent parfois sur le terrain après le départ des troupes. Bergers, enfants, agriculteurs : nombreux sont ceux qui ont été mutilés ou tués en marchant dessus.
Les députés parlent de « schémas constants de négligence grave ». Pire, ils reprochent à la BATUK de ne pas suffisamment informer les populations locales des zones dangereuses. Résultat : des accidents évitables qui continuent année après année.
Conséquences directes citées dans le rapport :
- Morts et blessures graves parmi les civils
- Traumatismes psychologiques durables
- Impossibilité pour certains éleveurs d’accéder à leurs pâturages
- Contamination longue durée des sols
Des dégâts environnementaux sous-estimés
Les exercices militaires à grande échelle laissent aussi des traces durables sur l’environnement. Pollution des nappes phréatiques, destruction de la végétation, érosion des sols : les impacts sont multiples.
Le rapport reproche à la BATUK un manque criant de transparence. Les communautés locales disent ne jamais être consultées ni informées des risques. Certains exercices provoquent des ondes de choc si fortes que des habitants parlent de « tremblements de terre ».
Pour les Maasai et autres groupes pastoraux de la région, ces pratiques ravivent de vieux souvenirs. Beaucoup comparent la présence militaire actuelle aux exactions de l’époque coloniale.
Un sentiment d’occupation plutôt que de partenariat
C’est peut-être le passage le plus fort du rapport. Les députés écrivent noir sur blanc : « BATUK est de plus en plus perçue comme une présence occupante plutôt que comme un partenaire de développement ».
Le parallèle avec la période coloniale est assumé. Pour beaucoup de Kényans, les soldats britanniques d’aujourd’hui reproduisent, sous une autre forme, les abus d’hier. Même uniforme, même sentiment d’impunité.
Ce sentiment est d’autant plus vif que l’accord de défense liant le Kenya et le Royaume-Uni, renouvelé régulièrement, prévoit que les militaires britanniques relèvent principalement de la justice militaire britannique, même pour des crimes commis sur le sol kényan.
Un précédent qui pèse lourd : les 650 plaintes d’Amnesty en 2003
Ce n’est pas la première fois que ces accusations émergent. Dès 2003, une ONG avait recensé plus de 650 plaintes pour viol déposées contre des soldats britanniques entre 1965 et 2001.
À l’époque déjà, on parlait de « décennies d’impunité ». Vingt-deux ans plus tard, le rapport parlementaire montre que le problème est loin d’être résolu. Au contraire, il semble s’être enraciné.
Des femmes ont témoigné pendant plus d’un an devant les députés. Des responsables locaux, des ONG, des avocats : tous décrivent le même système de protection des militaires au détriment des victimes.
Vers une renégociation des accords de défense ?
Le rapport ne se contente pas de dénoncer. Il formule des recommandations fortes : meilleure coopération judiciaire, indemnisation des victimes, nettoyage systématique des zones d’entraînement, transparence accrue.
Mais au-delà des mesures techniques, c’est toute la relation entre le Kenya et le Royaume-Uni qui est interrogée. Certains députés appellent ouvertement à renégocier l’accord de défense ou même à envisager le départ de la BATUK.
Du côté britannique, les réactions restent mesurées. Londres affirme prendre les accusations très au sérieux et promet des enquêtes internes. Mais pour beaucoup de Kényans, ces promesses sonnent comme des mots vides.
Un scandale qui dépasse les frontières
Cette affaire n’est pas seulement kenyane ou britannique. Elle touche à des questions universelles : la responsabilité des armées étrangères, l’héritage colonial, le droit des femmes à la justice, la protection des civils en zone militaire.
Dans un monde où les bases militaires étrangères sont nombreuses – pensons aux Américains à Okinawa ou en Allemagne – le cas kényan pourrait faire jurisprudence. Ou du moins ouvrir un débat nécessaire.
Pour l’instant, une chose est sûre : le rapport parlementaire a brisé un tabou. Ce qui se passait dans l’ombre près de Nanyuki est désormais sous les projecteurs. Reste à savoir si la lumière suffira à faire bouger les lignes.
Agnes Wanjiru n’aura peut-être jamais justice. Mais grâce à ce document, des centaines d’autres femmes, d’enfants, de familles, espèrent que leur voix sera enfin entendue.
Et vous, que pensez-vous de cette situation ? Une armée étrangère doit-elle pouvoir opérer en toute impunité sur un sol souverain ? Le débat est lancé.









