Dix. C’est le nombre moyen de femmes et de filles tuées chaque jour au Mexique à cause de leur genre. Dix vies arrachées dans l’indifférence ou l’impuissance d’un système qui, trop souvent, ferme les yeux. Hier, à Mexico, des centaines de femmes ont décidé que ce chiffre ne serait plus seulement une statistique froide.
Vêtues de noir, brandissant des foulards ou des tee-shirts violets, elles ont parcouru l’avenue de la Reforma jusqu’au Zócalo, face au Palais national. Leur cri ? Un seul : assez.
Une manifestation lourde de douleur et de colère
Parmi elles, Alejandra Pérez, 37 ans, avocate. Il y a quelques années, les coups de son ex-compagnon l’ont laissée temporairement paralysée. Aujourd’hui, elle marche avec une pancarte à l’effigie de cet homme, père de sa fille, qu’elle accuse d’avoir tenté de la tuer. Trois ans après sa plainte, il reste introuvable.
« Le système est très lent, confie-t-elle, la voix brisée. Beaucoup de femmes doivent faire elles-mêmes l’enquête. » Elle finance seule son combat judiciaire. Comme tant d’autres.
« J’ai porté plainte il y a trois ans et cet homme est toujours en fuite. »
Alejandra Pérez, victime et manifestante
Des chiffres qui donnent le vertige
En 2024, 3 430 femmes ont connu une mort violente au Mexique. Parmi elles, 829 ont été reconnues comme victimes de féminicide – un meurtre motivé par le seul fait d’être une femme. Viol, mutilation, crime commis par un conjoint ou un ex : la définition légale est précise, mais la réalité l’est encore plus.
Et derrière ces 829 cas officiellement classés, combien de dossiers classés comme « homicide ordinaire » alors qu’ils répondaient à tous les critères du féminicide ? Les associations parlent d’une sous-estimation massive.
70 % des Mexicaines de plus de 15 ans ont subi au moins une forme de violence au cours de leur vie, selon l’ONU.
Des mères qui cherchent encore leurs filles
Dans le cortège, on croise aussi ces mères qui, depuis des années, collent des affiches, creusent la terre, fouillent les terrains vagues. Elles portent des photos jaunies de leurs filles disparues. Certaines n’ont plus que les os pour preuve que leur enfant a existé.
Elles marchent aux côtés de femmes violées, battues, brûlées vives par un compagnon jaloux. Toutes partagent la même rage face à l’impunité.
Les croix roses, symbole devenu cri de guerre
Sur l’avenue, des centaines de croix roses plantées dans le bitume ou brandies bien haut. Sur chacune, un prénom, une date, parfois une photo. Elles rappellent Ciudad Juárez dans les années 90, quand les corps s’accumulaient et que personne ne bougeait.
Aujourd’hui, les croix ont voyagé jusqu’à la capitale. Elles disent : nous n’oublions pas. Elles disent aussi : nous sommes toujours là.
« Tremblez, machistes » : un slogan qui traverse le continent
Le chant résonne, puissant, scandé par des milliers de voix : « Tremblez, tremblez, machistes, toute l’Amérique latine sera féministe ! » Il est né au Chili, a traversé l’Argentine, le Pérou, la Colombie. Au Mexique, il prend une résonance particulière.
Car ici, le féminisme n’est plus une mode passagère. Il est devenu une question de survie.
Une présidente face à la vague violette
La marche s’arrête devant le Palais national, siège du pouvoir exécutif. C’est là que travaille Claudia Sheinbaum, première femme présidente du Mexique. Élue en 2024, elle avait promis de faire de la lutte contre les violences de genre une priorité absolue.
Hier, les manifestantes lui ont rappelé que les promesses ne suffisent plus. Que dix mortes par jour, ce n’est pas une fatalité. Que l’État peut et doit faire davantage.
L’impunité, le vrai cancer
Le problème n’est pas seulement le nombre de violences. C’est surtout le taux d’impunité : plus de 95 % des féminicides restent sans condamnation. Les plaintes sont mal prises, les dossiers mal instruits, les agresseurs relâchés ou jamais recherchés.
Beaucoup de femmes, comme Alejandra, doivent payer avocats, enquêteurs privés, parfois même gardes du corps. L’État les abandonne deux fois : quand elles sont agressées, puis quand elles demandent justice.
25 novembre : une journée qui n’a rien de célébration
Chaque 25 novembre, la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes est marquée par des marches partout dans le monde. Au Mexique, elle ressemble davantage à un cri de douleur qu’à une commémoration.
Parce que ici, la violence n’est pas un épiphénomène. Elle est quotidienne, banalisée, parfois justifiée par des discours machistes qui refusent de mourir.
Et demain ?
Les manifestantes ne se font pas d’illusions. Elles savent que changer un pays entier ne se fait pas en une marche. Mais elles savent aussi que le silence tue autant que les coups.
Alors elles continueront. À marcher. À crier. À porter les prénoms de celles qui ne peuvent plus le faire. Jusqu’à ce que dix devienne zéro.
Parce qu’une société qui accepte que dix de ses filles meurent chaque jour n’est pas une société. C’est un champ de bataille où les femmes n’ont plus le droit d’avoir peur.
Elles étaient des centaines hier.
Demain, elles seront des milliers.
Et après-demain, peut-être, enfin écoutées.









