Imaginez courir tranquillement le long d’une rivière un soir d’été, et soudain sentir une lame froide sur la gorge. Le 23 juin 2015, à Poitiers, c’est exactement ce qu’a vécu une jeune femme d’une vingtaine d’années. Dix ans plus tard, presque jour pour jour, l’homme soupçonné de ce viol particulièrement violent vient d’être arrêté, identifié grâce à une méthode révolutionnaire… et controversée.
Une affaire qui semblait vouée à l’oubli
Ce soir-là, la victime fait son jogging habituel sur les berges de la Clain. Un individu surgit, la menace avec un tournevis, l’étrangle jusqu’à perte de connaissance partielle, puis la viole. L’agression est d’une brutalité rare. Les enquêteurs retrouvent bien une trace ADN masculine sur les vêtements et le corps de la jeune femme, mais ce profil génétique est inconnu du Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). L’enquête piétine, puis finit par être classée.
Pendant près de dix ans, ce dossier dort dans les cartons. La victime, elle, vit avec le poids d’un crime impuni. Jusqu’à ce que le pôle « cold cases » de Nanterre, officiellement nommé pôle des crimes sériels ou non élucidés (PCSNE), décide de reprendre le flambeau.
La généalogie génétique, cette technique qui change tout
En France, comparer un ADN criminel à des bases de données grand public comme MyHeritage ou 23andMe est strictement interdit. La loi protège farouchement la vie privée et considère ces pratiques comme une atteinte disproportionnée. Mais rien n’empêche un juge français d’adresser une commission rogatoire internationale aux États-Unis, où ces sites sont parfaitement légaux.
C’est exactement ce qu’a fait la juge d’instruction du pôle cold cases en juin 2025. L’ADN inconnu a été transmis à un laboratoire américain partenaire outre-Atlantique. Quelques semaines plus tard, les résultats tombent : plusieurs correspondances partielles apparaissent avec des profils publics. Ces personnes partagent suffisamment de segments génétiques pour être des cousins éloignés… voire des parents plus proches de l’auteur.
« Les analyses réalisées dans le respect de la législation américaine révélaient des correspondances génétiques avec des individus susceptibles d’être des ascendants de l’auteur des faits »
Communiqué du parquet de Nanterre
À partir de ces bribes d’arbres généalogiques reconstitués, les enquêteurs français remontent patiemment la piste. Nom par nom, branche par branche, jusqu’à tomber sur un jeune homme né en 1997, résidéalement situé géographiquement à l’époque des faits. Il était mineur en 2015.
L’interpellation et les aveux
Mardi dernier, l’homme, aujourd’hui âgé de 28 ans, est placé en garde à vue. Confronté aux éléments scientifiques, il passe rapidement aux aveux. Un nouvel échantillon ADN est prélevé : correspondance parfaite avec la trace retrouvée dix ans plus tôt sur la scène de la victime.
Jeudi, il a été mis en examen pour viol aggravé (usage d’une arme, violences ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours) et écroué. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Étant mineur au moment des faits, il bénéficiera toutefois de l’excuse de minorité, ce qui réduit mécaniquement la peine maximale encourue.
La réaction de la victime et de son avocat
Contacté, Maître Lee Takhedmit, conseil de la victime, s’est dit « surpris » par cette issue aussi soudaine qu’inespérée.
« Pour une fois, on ne s’y attend pas le moins du monde, on reçoit une nouvelle qui est plutôt excellente parce que probablement, et même de façon tout à fait certaine, la justice a fini par mettre la main sur le criminel. »
La jeune femme, aujourd’hui trentenaire, a été « complètement abasourdie » en apprenant la nouvelle. Son avocat précise qu’il lui faudra du temps pour réaliser ce que cela signifie : revoir son agresseur au procès, mettre enfin un visage sur des années de cauchemars, mais aussi, peut-être, tourner une page.
Une méthode déjà utilisée… avec un précédent tragique
Ce n’est pas la première fois que la généalogie génétique permet de résoudre un cold case en France. Fin 2022, Bruno L., surnommé le « prédateur des bois », avait été confondu grâce à la même technique pour une série d’enlèvements et de viols sur mineures entre 1998 et 2008. Il s’était suicidé en détention peu après ses aveux.
Cette affaire avait marqué les esprits : c’était une grande première sur le sol français. Trois ans plus tard, la méthode semble entrer dans les mœurs judiciaires, malgré le débat éthique qu’elle continue de susciter.
Pourquoi cette technique reste controversée
Les défenseurs des libertés individuelles pointent un risque majeur : des millions de personnes qui ont uploadé leur ADN par simple curiosité généalogique se retrouvent, sans le savoir, dans une base de données potentiellement accessible à la police du monde entier. Un cousin éloigné peut ainsi vous « dénoncer » à votre insu.
En France, la CNIL et de nombreux juristes estiment que cette pratique contourne les garanties prévues par la loi de 1994 sur la bioéthique et la loi Informatique et Libertés. Pourtant, force est de constater que, dans les affaires les plus graves, les juges n’hésitent plus à franchir l’Atlantique.
Le législateur français devra tôt ou tard trancher : encadrer strictement la généalogie génétique ou continuer à fermer les yeux tant que cela permet de résoudre des crimes odieux.
Ce que cela change pour les victimes de cold cases
Pour des milliers de familles qui attendent depuis des décennies qu’un violeur ou un meurtrier soit confondu, cette avancée technologique représente un immense espoir. Le pôle cold cases de Nanterre, créé en mars 2022, traite actuellement plus de 250 dossiers. Plusieurs ont déjà été résolus grâce à cette méthode ou à des progrès classiques en criminalistique.
Mais chaque victoire judiciaire ravive aussi la douleur. Voir resurgir des souvenirs enfouis, se préparer à affronter son bourreau des années après… Le chemin reste long avant une éventuelle sérénité.
Au-delà de ce dossier, c’est toute la question de la prescription des crimes sexuels qui resurgit. En France, le viol est imprescriptible lorsqu’il est commis sur mineur, mais pas sur personne majeure. Certaines associations demandent depuis longtemps à aligner les deux régimes. Cette affaire pourrait relancer le débat.
En attendant, une jeune femme de Poitiers va enfin pouvoir mettre un nom, un visage, une voix, sur l’ombre qui a détruit une partie de sa vie. Et la justice, malgré les années, prouve qu’elle peut parfois rattraper le temps perdu.
Résumé chronologique de l’affaire
• 23 juin 2015 – Viol ultra-violent d’une joggeuse à Poitiers
• 2015-2024 – Enquête au point mort malgré ADN inconnu
• 2022 – Création du pôle national cold cases à Nanterre
• Juin 2025 – Commission rogatoire vers les États-Unis
• Été 2025 – Identification du suspect via généalogie génétique
• Décembre 2025 – Garde à vue, aveux, mise en examen et incarcération
L’histoire n’est pas terminée. Le procès aura lieu dans plusieurs mois, peut-être années. Mais pour la première fois depuis dix ans, la victime sait que l’homme qui a brisé sa vie ne courra plus jamais librement le long d’une rivière.









