Le 13 novembre 2015 reste gravé dans la mémoire collective comme l’une des nuits les plus sombres de l’histoire récente de France. Ce soir-là, 130 personnes perdaient la vie et des centaines d’autres étaient blessées dans une série d’attentats coordonnés à Paris et Saint-Denis. Près de dix ans plus tard, certaines victimes et leurs proches continuent de chercher des réponses. Et c’est dans une salle d’audience parisienne, lors du procès du cimentier Lafarge, qu’ils ont choisi d’exprimer leur douleur et leur conviction : les millions d’euros versés par l’entreprise à des groupes armés en Syrie auraient participé, même indirectement, au financement du terrorisme qui a frappé la France.
Un procès qui dépasse le cadre syrien
Depuis plusieurs semaines, le tribunal correctionnel de Paris juge le géant du ciment et huit de ses anciens cadres pour des faits commis entre 2013 et 2014. L’accusation est lourde : avoir versé, via la filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS), plusieurs millions d’euros à différents groupes jihadistes, dont l’organisation État islamique, afin de maintenir en activité une usine à Jalabiya, dans le nord de la Syrie, malgré la guerre civile.
L’usine a définitivement cessé de fonctionner à l’automne 2014, plus d’un an avant les attentats du Bataclan, du Stade de France et des terrasses parisiennes. Pourtant, pour de nombreuses parties civiles, le lien est évident. Ces paiements auraient contribué à renforcer les capacités financières et logistiques d’un mouvement terroriste qui, plus tard, exporterait sa violence jusqu’en plein cœur de l’Europe.
Camille Gardesse : « La violence n’a pas surgi de nulle part »
Camille Gardesse était attablée à la terrasse de La Belle Équipe quand les tirs ont commencé. Elle se souvient encore du bruit, de la panique, du sang sur le trottoir. Devant la cour, elle a pris la parole avec une détermination calme.
« La violence n’a pas surgi de nulle part. Elle a été planifiée, préparée, organisée et financée. Nous avons besoin de savoir comment ça a pu arriver. Il est nécessaire de dévoiler tous les rouages qui ont pu mener au 13-Novembre. »
Camille Gardesse, victime de l’attentat de La Belle Équipe
Pour elle, chaque euro versé en Syrie, même à des intermédiaires ou à d’autres factions, a participé à l’écosystème qui a rendu possible l’horreur vécue ce soir-là. Elle ne demande pas vengeance, mais compréhension. Elle veut que l’on regarde en face la chaîne complète des responsabilités.
Gaëlle, survivante du Bataclan : un témoignage qui glace le sang
Le lendemain, c’est une autre voix qui s’est élevée dans la salle. Gaëlle (le tribunal a accepté l’anonymat de son nom de famille) se tenait debout, face aux anciens dirigeants assis sur les bancs des prévenus. Elle a lu un texte court, mais d’une puissance rare.
« J’essaye de vous faire comprendre comment des choix faits dans vos bureaux à des milliers de kilomètres se sont transformés en balles de kalachnikovs, en sang. Ce qui peut sembler n’être pour vous qu’une ligne dans un tableau Excel devient sur le terrain des armes, des explosifs, des hommes entraînés, devient des morts, devient mon visage arraché. »
Gaëlle, rescapée du Bataclan
Ce soir-là, elle a perdu son compagnon. Une balle lui a détruit la mâchoire. Des années de chirurgie reconstructrice n’ont pas effacé la cicatrice, ni le traumatisme. Son intervention a fait taire la salle. Même les avocats semblaient suspendus à ses mots.
Gaëlle ne prétend pas que l’argent de Lafarge a directement acheté les kalachnikovs du commando du Bataclan. Mais elle affirme que sans flux financiers constants, l’organisation État islamique n’aurait jamais pu atteindre une telle capacité opérationnelle, ni projeter sa terreur au-delà des frontières syriennes et irakiennes.
Philippe Duperron : « Sans financement, pas d’État islamique »
Philippe Duperron, président de l’association 13onze15 Fraternité et Vérité, a perdu son fils lors des attentats. Il suit le procès avec assiduité. Pour lui, la question centrale est celle de la responsabilité collective et individuelle.
« À longueur d’audience, nous entendons que les prévenus ne savaient pas. Mais si personne ne finance l’État islamique, il n’y a pas d’État islamique. »
Philippe Duperron
Son association regroupe des centaines de victimes et de proches. Elle porte une exigence de vérité qui dépasse le seul cadre judiciaire. Elle veut que la société entière prenne conscience des conséquences parfois invisibles de certaines décisions économiques prises dans des salles de réunion feutrées.
Des paiements avérés, mais un lien direct difficile à prouver
Il est important de rappeler les faits tels qu’ils sont établis à ce stade de l’instruction. Entre 2013 et 2014, la filiale syrienne de Lafarge a conclu des arrangements financiers avec plusieurs groupes armés contrôlant la zone autour de l’usine de Jalabiya. Des « taxes » ont été payées, des achats de matières premières effectués auprès d’intermédiaires liés à des organisations jihadistes, dont Daech.
Le montant total est estimé à plusieurs millions d’euros. L’objectif affiché était de préserver l’outil industriel et les emplois locaux dans une zone de guerre. Mais les juges et les parties civiles estiment que ces arrangements ont franchi la ligne rouge du financement du terrorisme.
Cependant, le calendrier pose problème pour établir un lien direct avec les attentats de 2015. L’usine a été évacuée en septembre 2014 et les derniers paiements connus datent de cette période. Les attaques de Paris ont été préparées en grande partie depuis la Belgique et la Syrie à partir de l’été 2015. Les terroristes ont utilisé des ceintures explosives fabriquées avec des composants acquis séparément.
Les avocats de la défense ne manquent pas de le souligner : aucun élément matériel ne prouve que l’argent versé par Lafarge a servi à financer spécifiquement les commandos du 13-Novembre. Ils parlent d’un « amalgame émotionnel ».
Au-delà du lien juridique : une question morale et sociétale
C’est précisément là que le témoignage des victimes prend toute sa force. Elles ne demandent pas au tribunal de réécrire l’histoire avec des certitudes impossibles. Elles rappellent qu’un système terroriste ne vit pas dans le vide. Il se nourrit de milliers de petites et grandes complicités, conscientes ou non.
L’argent, même versé pour des raisons « pragmatiques », finit par irriguer un écosystème mortifère. Et cet écosystème, un jour, exporte la mort jusque sur les terrasses des cafés parisiens ou dans une salle de concert.
En résumé, les victimes ne cherchent pas forcément une condamnation supplémentaire pour les attentats eux-mêmes. Elles veulent que l’on reconnaisse que des décisions prises à Paris ou dans des bureaux en Suisse ont eu des répercussions concrètes sur leur vie brisée. Elles exigent que l’on nomme les choses : contribuer au financement de groupes terroristes, même indirectement, participe à la chaîne de la terreur.
Un précédent judiciaire historique
Ce procès est déjà entré dans l’histoire. C’est la première fois qu’une entreprise du CAC 40 est jugée en France pour complicité de crimes contre l’humanité et financement du terrorisme. La Cour de cassation a validé ces qualifications en 2021, malgré les recours déposés par la défense.
Quelle que soit l’issue – le jugement est attendu au printemps 2025 –, ce dossier marque un tournant. Il pose la question de la responsabilité pénale des multinationales dans les zones de conflit. Jusqu’où une entreprise peut-elle aller pour protéger ses actifs sans franchir la ligne rouge ?
Les témoignages des victimes du 13-Novembre ont rappelé, avec une force rare, que derrière les bilans comptables et les stratégies industrielles, il y a des vies humaines. Des visages arrachés. Des familles détruites. Des nuits où plus jamais on ne dort tranquille.
Dans la salle d’audience, quand Gaëlle a terminé sa lecture, un long silence s’est installé. Puis les applaudissements ont retenti, chose rare dans un tribunal. Un hommage spontané à la dignité de ceux qui, dix ans après, continuent de porter la mémoire et la douleur, mais aussi l’exigence de vérité.
Le procès Lafarge n’effacera jamais le 13 novembre 2015. Mais il contribue, peut-être, à ce que plus jamais une entreprise ne puisse dire « je ne savais pas » quand son argent finit dans les caisses de la terreur.









