Imaginez-vous, cigarette à la main, jetant des regards furtifs autour de vous, cherchant un coin discret où les caméras de surveillance ne vous repèrent pas. Au Turkménistan, fumer n’est plus seulement une habitude, c’est un défi. Dans ce pays d’Asie centrale, où l’autorité règne sans partage, le gouvernement s’est lancé dans une croisade ambitieuse : éradiquer le tabagisme d’ici la fin 2025. Cette lutte, menée avec une poigne de fer, transforme les fumeurs en quasi-fugitifs, forcés de se cacher dans des ruelles ou derrière des buissons pour assouvir leur addiction. Mais comment en est-on arrivé là, et quelles sont les chances de succès de cette entreprise ? Plongeons dans cette réalité singulière.
Une Ambition Nationale : Un Pays Sans Tabac
Depuis 2022, le Turkménistan, sous l’égide de son dirigeant Gourbangouly Berdymoukhamedov, ancien dentiste et fervent défenseur d’un mode de vie sain, s’est fixé un objectif audacieux : devenir le premier pays au monde libéré du tabac. Avec seulement 4 % de fumeurs selon l’Organisation mondiale de la Santé, ce pays de sept millions d’habitants se classe déjà parmi les moins dépendants au tabac. Mais cette statistique, impressionnante en apparence, cache une réalité plus complexe, où la coercition et la surveillance règnent en maîtres.
Le gouvernement ne lésine pas sur les moyens pour atteindre son but. Taxes élevées, amendes salées, interdictions strictes : tout est mis en œuvre pour dissuader les fumeurs. Mais cette politique, aussi radicale soit-elle, soulève des questions. Peut-on vraiment éradiquer une habitude aussi enracinée par la seule force de la répression ? Et quelles sont les conséquences pour les citoyens, pris entre leur dépendance et la peur des sanctions ?
La Vie Secrète des Fumeurs
Pour les fumeurs turkmènes, chaque cigarette est une mission à haut risque. Prenons l’exemple de Bekmourad, un maçon retraité de 64 ans. Adolescent, il se cachait de ses parents pour fumer ; aujourd’hui, c’est la police qu’il fuit. « Je fume dans mon appartement, mais en ville, je cherche des endroits sans caméras : une ruelle, une impasse, derrière des arbres », confie-t-il. Une fois, il a été verbalisé juste en bas de chez lui. Depuis, il redouble de prudence, mais l’envie reste plus forte que la peur.
« J’ai déjà été verbalisé en bas de chez moi. Depuis, j’essaie de ne plus me faire avoir. »
Bekmourad, 64 ans, maçon retraité
Cette chasse aux fumeurs s’inscrit dans une politique plus large de contrôle social. Les caméras de surveillance, omniprésentes dans la capitale Achkhabad, traquent les moindres écarts. Fumer dans un lieu public, même dans sa propre voiture garée sur un parking municipal, peut coûter cher. Ilyas, un entrepreneur de 24 ans, en a fait les frais. « Un policier m’a verbalisé alors que j’étais dans ma voiture. J’ai protesté, mais il m’a répondu que le parking était un lieu public », raconte-t-il, amer. Cet épisode l’a poussé à arrêter, non par conviction, mais par lassitude face aux sanctions.
Un Marché Noir en Pleine Expansion
Si fumer devient un acte de désobéissance, se procurer des cigarettes relève du parcours du combattant. Les magasins d’État, contrôlés par le ministère du Commerce, ne vendent plus de tabac. Les fumeurs se tournent donc vers des kiosques privés, où des cigarettes importées d’Ouzbékistan, du Kazakhstan ou d’Iran sont vendues, souvent à l’unité. « Tout le monde ne peut pas se permettre un paquet entier, c’est trop cher », explique Meïlis, un jeune vendeur de 21 ans dans un kiosque d’Achkhabad.
Le prix d’un paquet varie entre 50 et 170 manats, soit jusqu’à 11 % du salaire moyen, estimé à environ 1 500 manats en 2018. Cette cherté, amplifiée par un système de double taux de change – un officiel, artificiellement élevé, et un autre, réel, sur le marché noir – rend l’accès au tabac prohibitif pour beaucoup. Pourtant, l’addiction persiste, et avec elle, un marché noir florissant.
Dans un pays où le contrôle étatique est omniprésent, le marché noir devient une réponse inévitable à la répression. Les cigarettes, vendues sous le manteau, symbolisent une forme de résistance discrète mais tenace.
La Coercition comme Arme Principale
Pour atteindre son objectif, le gouvernement turkmène mise sur une batterie de mesures coercitives. Outre les amendes, qui peuvent atteindre 200 manats, les autorités ont relevé l’âge légal pour fumer, imposé des taxes douanières élevées et limité à deux le nombre de paquets qu’un voyageur peut importer. Les interdictions de fumer s’étendent à presque tous les lieux publics, transformant chaque cigarette en un acte potentiellement illégal.
Mais la répression ne s’arrête pas là. En 2023, le président Serdar Berdymoukhamedov, fils de l’ancien dirigeant, a ordonné une « lutte sans compromis » contre le tabac. Résultat : des fumeurs de chicha ou des contrebandiers ont été exhibés à la télévision nationale, forcés de promettre publiquement d’abandonner leurs habitudes. Des incinérations publiques de cigarettes de contrebande, accompagnées de danses et musiques traditionnelles, viennent parachever cette mise en scène autoritaire.
« Après plusieurs amendes, j’ai décidé d’arrêter. Fumer dans ma voiture m’a valu une contravention. »
Ilyas, 24 ans, entrepreneur
Des Efforts Médicaux en Soutien
Si la coercition domine, le Turkménistan propose aussi des solutions médicales pour accompagner les fumeurs. Dans les hôpitaux d’Achkhabad, des centres gratuits offrent des conseils pour arrêter de fumer. « Nous traitons la dépendance au tabac avec sérieux », explique Soltan, une médecin de la capitale. Ces initiatives, bien que louables, semblent marginales face à la répression. Les fumeurs, souvent stigmatisés, hésitent à demander de l’aide, préférant naviguer dans l’ombre.
Ce contraste entre aide médicale et répression illustre la dualité de l’approche turkmène. D’un côté, une volonté affichée de promouvoir la santé publique ; de l’autre, une surveillance oppressante qui aliène une partie de la population. Cette stratégie, bien que partiellement efficace, pourrait-elle suffire à éradiquer le tabagisme ?
Un Objectif Réaliste ou Utopique ?
À l’approche de la fin 2025, l’objectif d’un Turkménistan sans tabac semble ambitieux, pour ne pas dire irréaliste. Les fumeurs, bien que moins nombreux, restent déterminés. « Les cigarettes ne disparaîtront pas, elles seront juste plus chères », prédit Haïdar, un ouvrier de 60 ans. Galina, une vendeuse quadragénaire, va plus loin : « Les cigarettes seront toujours là, vendues sous le manteau. Mais à ces prix, qui pourra se les offrir ? »
Le marché noir, déjà en pleine expansion, risque de s’amplifier si les restrictions se durcissent. Les cigarettes, devenues un produit de luxe, pourraient paradoxalement renforcer l’attrait de l’interdit. De plus, dans un pays où l’information officielle est rare et difficile à vérifier, évaluer le succès de cette campagne reste un défi.
Mesure Antitabac | Impact |
---|---|
Hausse des taxes douanières | Augmentation du prix des cigarettes |
Interdiction de fumer en public | Fumeurs poussés à la clandestinité |
Amendes élevées | Dissuasion, mais essor du marché noir |
Centres gratuits antitabac | Aide limitée face à la répression |
Vers une Lutte Contre l’Alcool ?
Avant même d’avoir remporté la bataille contre le tabac, le Turkménistan regarde déjà vers un nouvel horizon : l’alcool. En juillet 2025, un plan d’action a été annoncé pour s’attaquer à la consommation d’alcool d’ici 2028. Cette nouvelle croisade, dans la lignée de la lutte antitabac, soulève des interrogations. Les mêmes méthodes – amendes, interdictions, surveillance – seront-elles appliquées ? Et comment la population, déjà sous pression, réagira-t-elle ?
Pour l’instant, le mystère plane. Le ministère de la Santé, sollicité pour des précisions, reste muet, fidèle à la culture de secret qui caractérise ce pays. Mais une chose est sûre : dans un État où le pouvoir orchestre chaque aspect de la vie publique, ces campagnes reflètent autant une volonté de santé publique qu’un désir de contrôle.
Une Société sous Surveillance
Le Turkménistan, dirigé par la dynastie des Berdymoukhamedov depuis 2006, se présente comme une « renaissance d’un nouvel État puissant ». Cette rhétorique, omniprésente dans les médias officiels, justifie une surveillance accrue et une mise en scène du pouvoir. Les campagnes antitabac, avec leurs incinérations publiques et leurs excuses télévisées, en sont un parfait exemple. Mais cette approche, si elle peut réduire la consommation de tabac, risque aussi d’aliéner une population déjà soumise à de nombreuses contraintes.
Les fumeurs, comme Bekmourad ou Ilyas, incarnent une forme de résistance passive. En fumant dans l’ombre, ils défient, à leur manière, un système qui cherche à tout contrôler. Mais jusqu’où pourront-ils tenir face à une répression toujours plus sévère ?
Et Après ?
À l’aube de 2026, le Turkménistan saura-t-il proclamer victoire dans sa guerre contre le tabac ? Rien n’est moins sûr. Si les chiffres officiels montrent une baisse du tabagisme, la réalité sur le terrain raconte une autre histoire : celle d’un marché noir en expansion, de fumeurs clandestins et d’une société sous haute surveillance. La lutte contre l’alcool, déjà annoncée, pourrait suivre le même chemin, avec ses succès et ses limites.
En attendant, les citoyens comme Bekmourad continuent de fumer en cachette, dans des ruelles ou derrière des buissons, défiant un système qui veut tout régenter. Leur histoire, à la fois anecdotique et révélatrice, pose une question essentielle : peut-on changer les comportements par la seule force de la coercition, ou faut-il aussi gagner les cœurs et les esprits ?