Imaginez une plage déserte du nord de la France, en pleine nuit. Un petit bateau pneumatique surgit des vagues, s’approche discrètement du rivage. Des silhouettes trempées jusqu’aux genoux montent à bord dans l’obscurité. En quelques minutes, l’embarcation repart vers l’Angleterre. Ce n’est pas une scène de film : c’est le quotidien des « taxi-boats », cette nouvelle technique de passage clandestin qui a explosé en 2023.
Un procès hors norme à Lille
Depuis le 1er décembre, le tribunal correctionnel de Lille juge dix-sept hommes soupçonnés d’avoir fait partie d’un vaste réseau de passeurs. Les réquisitions sont tombées mardi : le parquet demande des peines allant de un à neuf ans de prison ferme, assorties d’amendes de 50 000 à 150 000 euros et, pour la plupart, d’une interdiction définitive du territoire français.
Quatre d’entre eux sont également poursuivis pour homicide involontaire. Une jeune femme érythréenne de 24 ans a perdu la vie en septembre 2023 lors d’une traversée organisée par le groupe.
Le système ingénieux des « taxi-boats »
Contrairement aux départs massifs en plein jour qui attiraient immédiatement les forces de l’ordre, les « taxi-boats » fonctionnent en deux temps. D’abord, un petit canot pneumatique puissant est mis à l’eau loin des regards. Ensuite, il vient chercher directement les migrants dans l’eau, près de la plage. L’opération dure quelques minutes à peine.
Ce mode opératoire, apparu massivement en 2023, a permis d’échapper plus longtemps aux contrôles. Le parquet parle d’une organisation « quasi industrielle » mise en place par des précurseurs qui ont rapidement structuré le trafic.
Une hiérarchie digne des grands réseaux criminels
Le ministère public n’a pas hésité à faire la comparaison : « On est face à un réseau qu’on pourrait comparer à un réseau de stupéfiants. » Chaque membre avait un rôle précis :
- Les organisateurs qui coordonnaient l’ensemble
- Les rabatteurs qui recrutaient les migrants
- Les chauffeurs qui transportaient les candidats jusqu’au littoral
- Les guides qui les accompagnaient jusqu’aux zones d’embarquement
- Les pilotes des « taxi-boats »
Chacun était rémunéré en fonction de sa place dans la chaîne. Le parquet estime qu’un bateau transportant une cinquantaine de personnes générait environ 62 000 euros de bénéfice. Entre avril et octobre 2023, le réseau aurait encaissé 1,7 million d’euros.
Des tarifs variables selon la nationalité
Le prix du passage n’était pas le même pour tous. Il oscillait entre 800 et 3 000 euros selon l’origine du migrant. Une discrimination tarifaire qui illustre la froide logique marchande appliquée à des vies humaines.
Au total, une cinquantaine de traversées auraient été organisées par ce seul réseau entre avril 2023 et août 2024. Et l’enquête se poursuit pour les faits postérieurs à octobre 2023.
Qui sont les accusés ?
Parmi les dix-sept prévenus, huit se déclarent syriens, d’autres libyens, irakiens ou de diverses nationalités. Beaucoup ont eux-mêmes fui la guerre ou la misère économique. Certains affirment avoir agi pour financer leur propre passage vers le Royaume-Uni.
« Mes clients n’étaient pas des passeurs aguerris, mais des individus ordinaires qui avaient quitté leur pays pour fuir la guerre ou pour des raisons économiques. Ils cherchaient à rejoindre la Grande-Bretagne pour y trouver une vie meilleure. »
L’avocate de deux prévenus poursuivis pour homicide involontaire
Cette défense met en lumière la frontière parfois floue entre victime et bourreau dans ces réseaux. Des migrants d’hier devenus passeurs par nécessité pour payer leur propre traversée.
Le drame qui a tout fait basculer
En septembre 2023, une jeune Érythréenne de 24 ans perd la vie lors d’une traversée. Les circonstances exactes restent floues, mais ce décès a accéléré l’enquête et conduit à l’interpellation massive du réseau.
Quatre hommes sont aujourd’hui poursuivis pour homicide involontaire. Un chef d’accusation particulièrement lourd qui pourrait alourdir considérablement leurs peines.
Un phénomène en constante évolution
Ce procès n’est qu’un épisode dans la longue saga des traversées de la Manche. À chaque renforcement des contrôles, les réseaux s’adaptent. Après les grands rassemblements sur les plages, sont venus les « taxi-boats ». Demain, ce sera peut-être autre chose.
Ce que révèle surtout cette affaire, c’est l’industrialisation croissante du trafic. Des organisations structurées, hiérarchisées, avec des rôles spécialisés et des bénéfices colossaux. Un business qui rapporte bien plus que beaucoup d’activités légales.
Vers un verdict très attendu
Les débats se poursuivent jusqu’au 12 décembre. Le tribunal devra trancher entre la qualification de réseau criminel organisé et la défense de certains avocats qui présentent leurs clients comme des migrants pris dans un engrenage qu’ils ne maîtrisaient pas.
Quelles que soient les peines prononcées, ce procès marque une étape. Il montre que les autorités françaises entendent frapper fort contre les têtes de ces réseaux. Mais il pose aussi, en filigrane, la question de l’efficacité d’une réponse uniquement répressive face à un phénomène migratoire qui ne faiblit pas.
Car tant que des milliers de personnes estimeront n’avoir d’autre solution que de risquer leur vie dans ces embarcations de fortune, les réseaux trouveront toujours des clients. Et des recrues parmi ceux qui ont réussi à passer hier.
Le jugement sera rendu dans les prochains jours. Il sera scruté de près, non seulement à Lille, mais bien au-delà des frontières.









