Imaginez cela : vous avez combattu pendant des années sous le drapeau français, traversé l’enfer des tranchées européennes, survécu aux camps de prisonniers allemands. Vous rentrez enfin chez vous, épuisé mais fier. Et le matin du 1er décembre 1944, à quelques kilomètres de Dakar, on vous tire dessus parce que vous demandez simplement votre solde. Ce n’est pas un cauchemar. C’est Thiaroye.
Un 1er décembre 2025 chargé d’émotion
Ce lundi, 81 ans jour pour jour après les faits, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a présidé la cérémonie officielle de commémoration du massacre de Thiaroye. Autour de lui, plusieurs chefs d’État et représentants africains : le président gambien Adama Barrow, des délégations des Comores, de Côte d’Ivoire, de Mauritanie, du Togo, du Cameroun et du Tchad. Un rassemblement rare qui montre que la blessure dépasse largement les frontières du Sénégal.
Devant le mémorial, le ton était grave. « Le combat pour Thiaroye est un combat pour l’âme du Sénégal et de l’Afrique », a déclaré le chef de l’État sénégalais. Des mots forts qui ont résonné longtemps sous le soleil déjà brûlant de ce début décembre.
Que s’est-il réellement passé le 1er décembre 1944 ?
Les tirailleurs, venus principalement du Soudan français (actuel Mali), du Sénégal, de Côte d’Ivoire, de Guinée et de Haute-Volta (Burkina Faso), avaient été rapatriés au camp de Thiaroye après la Libération de la France. Beaucoup avaient été faits prisonniers par les Allemands, d’autres avaient combattu sur le front. Tous attendaient le paiement de leurs arriérés de solde et de primes avant de regagner leurs villages.
Le 30 novembre, une délégation s’était rendue à Dakar pour négocier. Sans succès. Le lendemain matin, les autorités coloniales décidèrent de mater ce qu’elles considéraient comme une mutinerie. À l’aube, les troupes ouvrirent le feu. Des mitrailleuses, des blindés légers, des grenades. Le carnage dura plusieurs heures.
Le nombre exact de victimes reste encore aujourd’hui un sujet sensible. Les chiffres officiels français de l’époque parlaient de 35 morts. Les recherches plus récentes, notamment sénégalaises, avancent entre 300 et 400 tués. Beaucoup de corps auraient été enterrés dans des fosses communes jamais retrouvées.
Un traumatisme qui traverse les générations
À Thiaroye, on ne parle pas seulement d’un événement historique. On parle d’une cicatrice toujours ouverte. Les familles n’ont jamais su où reposaient leurs pères, leurs frères, leurs oncles. Les survivants, lorsqu’ils osaient parler, racontaient l’horreur avec une voix brisée des décennies plus tard.
« Le sang versé fut celui de l’Afrique »
Bassirou Diomaye Faye, président du Sénégal – 1er décembre 2025
Cette phrase, prononcée devant les caméras du monde entier, résume l’état d’esprit actuel : le temps de la honte coloniale est révolu, place à la dignité retrouvée.
Le Livre blanc : une étape décisive
En avril 2024, le gouvernement sénégalais avait mis en place un comité d’historiens et de chercheurs chargé de faire toute la lumière sur les événements. Mi-octobre 2025, ce comité a remis au président Faye un Livre blanc de plusieurs centaines de pages.
Le chef de l’État l’a qualifié d’« étape décisive dans la réhabilitation de la vérité historique ». Ce document compile témoignages, archives déclassifiées et analyses inédites. Il constitue aujourd’hui la référence la plus complète sur le sujet.
Malgré tout, des zones d’ombre persistent :
- Le nombre exact de victimes
- L’identité précise de tous les morts
- Le lieu exact des fosses communes
- Les responsabilités individuelles des officiers français
La France reconnaît enfin le « massacre »
En novembre 2024, à l’approche du 80e anniversaire, le président français Emmanuel Macron avait franchi un pas historique en employant pour la première fois le mot « massacre » dans un communiqué officiel. Un terme que Paris avait toujours évité jusque-là, préférant parler d’« incident » ou de « bavure ».
Lundi, Bassirou Diomaye Faye a annoncé une nouvelle avancée : « J’ai ordonné des fouilles archéologiques sur le site de Thiaroye. La France, par la voix de son président, vient de proposer de mettre à disposition son expertise et son savoir-faire à nos archéologues. »
Une collaboration inédite qui pourrait enfin permettre de localiser les restes des victimes et de leur offrir une sépulture digne.
Transmettre aux générations futures
Au-delà de la recherche de vérité, le président sénégalais a insisté sur l’importance de l’éducation. « Le gouvernement s’engage à renforcer l’histoire de Thiaroye dans nos programmes scolaires. Nos enfants doivent connaître les récits et les séquences de cette tragédie », a-t-il martelé.
Dans plusieurs établissements de Dakar et de Saint-Louis, des cours spécifiques sur les tirailleurs et le massacre de Thiaroye existent déjà. Mais l’objectif est désormais d’en faire un chapitre obligatoire dans tous les manuels d’histoire du pays.
Pourquoi Thiaroye nous concerne tous
Thiaroye n’est pas qu’une page sombre de l’histoire sénégalaise ou franco-africaine. C’est un miroir tendu à l’humanité toute entière. Il nous rappelle que la liberté a un prix, que les héros ne sont pas toujours ceux que l’on célèbre, et que le silence peut parfois être plus violent que les balles.
Aujourd’hui, quand on voit ces anciens combattants oubliés enfin honorés, quand on entend un président africain parler sans complexe de dignité et de justice, on mesure le chemin parcouru. Et celui qu’il reste à parcourir.
Parce que tant que le dernier tirailleur de Thiaroye n’aura pas retrouvé son nom, tant que la dernière fosse commune ne sera pas ouverte, le travail de mémoire ne sera pas achevé.
Et c’est peut-être là le plus beau message de cette cérémonie du 1er décembre 2025 : l’Afrique n’attend plus que la vérité lui soit rendue. Elle va la chercher elle-même, avec fierté et détermination.









