Dans un petit village rwandais, sous l’ombre des arbres, une foule se rassemble. Une troupe de comédiens, mêlant Burundais et Rwandais, s’apprête à donner vie à une histoire qui résonne profondément avec leur passé. Cette pièce, adaptée du roman Petit Pays de Gaël Faye, transporte les spectateurs dans un voyage où la légèreté de l’enfance côtoie les blessures encore vives d’un génocide. Comment une œuvre littéraire peut-elle, à travers le théâtre, devenir un miroir des mémoires collectives ?
Une Pièce qui Touche l’Âme Rwandaise
À Nyamata, un village marqué par l’histoire, une centaine d’habitants s’installent sur des bancs rudimentaires, curieux d’assister pour la première fois à une représentation théâtrale. La pièce, intitulée Gahugu Gato en kinyarwanda, est une adaptation du roman de Gaël Faye. Elle raconte l’histoire de Gabriel, un jeune garçon né d’un père français et d’une mère rwandaise, dont l’enfance heureuse au Burundi est bouleversée par la guerre civile de 1993 et le génocide rwandais de 1994. Ce récit, à la fois intime et universel, trouve un écho particulier dans ce cadre rural.
Le décor est simple : une scène de latérite rouge, parsemée d’herbes, sous un ciel de fin d’après-midi. Les comédiens, parmi lesquels des survivants du génocide, incarnent les personnages avec une intensité palpable. Leur performance, mêlant chants, danses et musique live, captive immédiatement le public. Une guitare et un inanga, instrument traditionnel rwandais, accompagnent les voix, créant une atmosphère où l’émotion brute se mêle à la douceur des souvenirs d’enfance.
Une Histoire qui Résonne avec le Passé
Pour beaucoup dans l’assistance, cette pièce n’est pas une simple fiction. Claudine, une spectatrice de 40 ans, partage son ressenti avec des larmes dans les yeux :
C’était vraiment parfait, mais au bout de quelques minutes, j’ai commencé à pleurer. Ça m’a rappelé beaucoup de souvenirs du passé.
Ses mots, interrompus par l’émotion, traduisent la puissance de cette œuvre. Le génocide de 1994, qui a coûté la vie à au moins 800 000 personnes, principalement des Tutsi et des Hutu modérés, reste une blessure ouverte. La pièce, à travers le regard innocent de Gabriel, ravive ces souvenirs tout en offrant une forme de catharsis collective.
Le choix d’un théâtre itinérant, joué en extérieur dans des villages reculés, amplifie cette résonance. Les spectateurs, souvent peu habitués aux arts scéniques, se retrouvent plongés dans une expérience immersive. Les rires fusent lorsque la pièce évoque la candeur de l’enfance, mais le silence s’installe lorsque l’histoire bascule dans la tragédie. Cette dualité entre joie et douleur est au cœur de l’adaptation.
Des Comédiens Porteurs de Leur Propre Histoire
La troupe, composée de Rwandais et de Burundais, porte en elle les stigmates de l’histoire qu’elle raconte. Natacha Muziramakenga, une comédienne rwandaise jouant plusieurs rôles, dont celui de la mère de Gabriel, confie :
La grande histoire est assez foudroyante et elle nous rattrape toujours, même derrière nos rôles. Je suis aussi un produit de l’exil, comme Gabriel. Son histoire, c’est mon histoire.
Son témoignage illustre l’effort collectif de la troupe pour sur NISMER ses propres traumatismes. Chaque acteur apporte une part de son vécu, rendant la performance d’autant plus authentique. Cette connexion personnelle avec le texte permet de transcender les barrières entre la scène et le public, créant un moment de communion rare.
La mise en scène, co-dirigée par Frédéric Fisbach et Dida Nibagwire, intègre des artistes locaux comme le rappeur rwandais Kenny Mirasano, la chanteuse Kaya Byinshii et le guitariste Samuel Kamanzi, collaborateur de longue date de Gaël Faye. Leur présence ancre la pièce dans la culture rwandaise, tout en lui donnant une portée universelle.
Un Théâtre Itinérant pour Rapprocher les Communautés
Du 20 au 27 juin, la troupe a sillonné le Rwanda, jouant dans des villages comme Nyamata, où le théâtre est une nouveauté. Cette démarche itinérante vise à rendre la culture accessible à tous, en particulier dans des zones rurales où les arts vivants sont rares. L’installation de bancs dans une petite forêt, l’interaction constante avec le public et l’utilisation de la langue kinyarwanda créent une proximité unique.
Frédéric Fisbach, l’un des metteurs en scène, décrit l’empathie qui se dégage de ces représentations :
Quand on aborde le moment où le génocide arrive, tout d’un coup, ça se tend. Il y a des gens qui sont nés des deux côtés et qui se prennent cette histoire de plein fouet.
Cette tension, palpable dans le public, reflète la complexité des mémoires au Rwanda. La pièce ne se contente pas de raconter une histoire ; elle invite à questionner, à dialoguer et à panser les blessures d’un passé encore proche.
Une Œuvre qui Voyage au-Delà des Frontières
Après sa tournée rwandaise, la pièce s’apprête à être présentée au festival d’Avignon en juillet, où elle sera jouée en kinyarwanda avec une traduction sur écran. Ce passage d’un village rwandais à une scène internationale illustre la portée universelle de Petit Pays. Le roman, déjà adapté en France par Fisbach, trouve une nouvelle vie à travers cette version itinérante, qui donne la parole aux voix locales tout en touchant un public mondial.
Le choix du kinyarwanda pour les représentations, même à l’étranger, est un acte fort. Il ancre l’œuvre dans son contexte culturel tout en rendant hommage aux spectateurs rwandais qui, pour beaucoup, découvrent le théâtre pour la première fois. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de transmission et de réconciliation, des thèmes centraux de l’œuvre.
Pourquoi Cette Pièce Compte
Petit Pays n’est pas seulement une adaptation théâtrale ; c’est un pont entre les générations, les cultures et les expériences. Voici pourquoi cette œuvre marque les esprits :
- Une mémoire vive : La pièce ravive les souvenirs du génocide tout en offrant un espace pour les exprimer.
- Une accessibilité culturelle : En allant à la rencontre des villages, elle démocratise l’accès au théâtre.
- Une universalité : L’histoire de Gabriel, bien que profondément ancrée dans le contexte rwandais et burundais, parle à tous ceux qui ont connu l’exil ou la perte.
- Un dialogue : En mêlant rires et larmes, la pièce ouvre un espace de réflexion sur le passé et l’avenir.
Chaque représentation devient ainsi un acte de mémoire, mais aussi de résilience. Les comédiens, en partageant leur propre histoire, invitent le public à faire de même, créant un cercle vertueux de compréhension mutuelle.
Un Équilibre entre Légèreté et Gravité
L’un des atouts de cette adaptation est sa capacité à équilibrer la légèreté de l’enfance avec la gravité des événements historiques. À travers les yeux de Gabriel, le public redécouvre la joie des jeux d’enfants, les premières amours et les rêves d’un avenir radieux. Mais lorsque la guerre éclate, ces moments d’insouciance laissent place à une réalité brutale, celle d’un pays déchiré par la violence.
Cet équilibre est renforcé par la mise en scène, qui utilise la musique et la danse pour adoucir les moments les plus sombres. Le rap de Kenny Mirasano et les mélodies de Kaya Byinshii apportent une touche contemporaine, tandis que l’inanga rappelle les racines culturelles du Rwanda. Cette fusion entre tradition et modernité fait de la pièce un objet artistique unique, capable de parler à tous les âges.
Un Message d’Espoir
Si Petit Pays évoque des souvenirs douloureux, elle porte aussi un message d’espoir. En rassemblant des comédiens rwandais et burundais, la pièce symbolise une forme de réconciliation. Elle montre que l’art peut être un outil de guérison, un moyen de transformer les traumatismes en dialogue. Comme le souligne Natacha Muziramakenga, la générosité de la troupe a permis de dépasser les blessures pour créer quelque chose de beau.
Pour les habitants de Nyamata et d’autres villages, cette expérience théâtrale est bien plus qu’un spectacle. C’est une invitation à se souvenir, à partager et à avancer ensemble. En quittant la scène, les comédiens laissent derrière eux une communauté plus unie, portée par l’émotion d’une histoire qui leur ressemble.
Alors que la troupe se prépare à conquérir Avignon, une question demeure : comment une œuvre aussi intimement liée au Rwanda peut-elle toucher un public international ? La réponse réside peut-être dans sa capacité à parler de l’universel à travers le particulier, de l’espoir à travers la douleur, et de la vie à travers la mémoire.