Imaginez des immeubles anodins en pleine jungle urbaine d’Asie du Sud-Est. Derrière leurs façades banales, des milliers de personnes tapent frénétiquement sur des claviers pour vider les comptes bancaires de victimes à l’autre bout du monde. Certaines sont venues volontairement, attirées par de fausses promesses d’emploi. D’autres ont été enlevées, battues, privées de passeport. Ce cauchemar a un nom : la cyberescroquerie organisée. Et cette semaine, la Thaïlande vient de porter un coup spectaculaire à ces empires du crime.
Un coup de tonnerre contre les barons de la fraude
Mercredi, le Premier ministre thaïlandais Anutin Charnvirakul a annoncé en personne une saisie record : plus de 300 millions de dollars d’actifs gelés ou confisqués appartenant à des réseaux criminels spécialisés dans les arnaques en ligne. Des terrains, des appartements de luxe, des voitures hors de prix, des liasses de billets, des bijoux et même des cryptomonnaies : rien n’a échappé aux autorités.
Cette opération ne sort pas de nulle part. Elle s’inscrit dans une vaste offensive internationale qui vise particulièrement le groupe cambodgien Prince Holding et son fondateur, Chen Zhi, aujourd’hui sénateur au Cambodge.
Chen Zhi, l’homme au cœur du scandale
Chen Zhi, citoyen chinois naturalisé cambodgien, dirige l’un des conglomérats les plus puissants du Cambodge. Casinos, hôtels, immobilier : à l’extérieur, tout brille. Mais en octobre dernier, le département de la Justice américain a révélé l’envers du décor : des camps de travail forcé où des dizaines de milliers de personnes venues de toute l’Asie sont retenues contre leur gré.
Leur mission ? Usurper l’identité de riches Européens ou Américains sur les réseaux sociaux, créer de fausses histoires d’amour ou d’investissement miracle, puis vider les comptes des victimes. On parle de pig butchering scams (escroqueries à l’engraissement), une technique qui rapporte des milliards chaque année.
« Tous les responsables doivent être traduits en justice »
Anutin Charnvirakul, Premier ministre thaïlandais
Des saisies qui frappent là où ça fait mal
En Thaïlande, le Bureau de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLO) a frappé fort. Chez Chen Zhi seul, une centaine d’objets de valeur ont été saisis pour un total de 373 millions de bahts (environ 11,7 millions de dollars). Terrains, argent liquide, montres de luxe, bijoux… Tout y est passé.
Mais Chen Zhi n’est pas le seul nom sur la liste. Kok An, sénateur cambodgien et proche de l’ancien Premier ministre Hun Sen, a vu près de 15 millions de dollars d’actifs confisqués. Deux ressortissants thaïlandais, dont l’identité n’a pas été révélée, ont perdu environ 290 millions de dollars en biens immobiliers et liquidités.
Et l’opération ne s’arrête pas aux frontières thaïlandaises. La Grande-Bretagne a gelé plus de 130 millions de dollars d’actifs londoniens liés à Chen Zhi. Taïwan, Singapour et Hong Kong ont chacun saisi jusqu’à 350 millions de dollars. Aux États-Unis, les autorités ont mis la main sur 15 milliards de dollars en bitcoins soupçonnés d’être le produit de ces fraudes.
Des centres de fraude qui ressemblent à des prisons
Derrière les milliards, il y a des vies brisées. Les recruteurs promettent des emplois bien payés dans le tourisme ou la tech. Une fois sur place, les passeports sont confisqués. Refuser de frauder ? Menaces, violences, parfois pire.
Ces compounds sont souvent situés au Cambodge, au Myanmar, au Laos. Certains sont d’immenses complexes gardés par des hommes armés. À l’intérieur, des open-spaces climatisés où des centaines de personnes travaillent 16 heures par jour sous surveillance caméra.
Les victimes viennent du monde entier : Chinois, Vietnamiens, Indiens, Philippins, mais aussi Européens et Africains. Beaucoup pensaient trouver l’eldorado. Ils ont trouvé l’enfer.
Une coopération internationale sans précédent
Ce qui rend cette affaire exceptionnelle, c’est l’ampleur de la coordination. États-Unis, Royaume-Uni, Thaïlande, Singapour, Taïwan, Hong Kong : tout le monde travaille main dans la main. Les enquêtes ont duré des années. Des agents infiltrés, des écoutes, des analyses de flux financiers en cryptomonnaies.
Le groupe Prince a beau nier toute implication, les preuves sont accablantes. Et les sanctions américaines contre certains sénateurs cambodgiens, comme Ly Yong Phat (2 millions de dollars saisis en Thaïlande), montrent que même les plus haut placés ne sont plus intouchables.
Et maintenant ?
Ces saisies ne vont pas arrêter la cyberfraude du jour au lendemain. Les réseaux sont résilients, ils déplacent leurs centres, recrutent de nouvelles têtes. Mais pour la première fois, les barons commencent à trembler. Quand un sénateur voit sa villa de Phuket saisie et ses comptes gelés, le message est clair : personne n’est au-dessus des lois.
Pour les milliers de victimes encore retenues dans ces camps, ces opérations représentent un espoir. Chaque saisie affaiblit les trafiquants. Chaque compte gelé rend plus difficile le paiement des gardes et des recruteurs.
La guerre contre la cyberescroquerie ne fait que commencer. Mais avec plus de 300 millions saisis rien qu’en Thaïlande, et des milliards à l’échelle mondiale, on assiste peut-être au début de la fin pour certains des plus gros empires criminels d’Asie du Sud-Est.
Récapitulatif des principales saisies annoncées cette semaine :
- Chen Zhi : 11,7 millions de dollars (Thaïlande) + actifs à Londres, Asie et USA
- Kok An : près de 15 millions de dollars (Thaïlande)
- Deux Thaïlandais liés : 290 millions de dollars
- Total Thaïlande : > 300 millions de dollars
- Opérations internationales : plusieurs milliards supplémentaires
Le rideau tombe lentement sur un système qui aura ruiné des millions de vies. Reste à espérer que la justice aille jusqu’au bout et que les victimes, enfin, puissent rentrer chez elles.









