Imaginez une petite fille de quatre ans, cachée dans un trou creusé dans un jardin, tandis que les bombes japonaises déchirent le ciel. C’est ainsi que commence l’histoire de Tineke Einthoven, une Néerlandaise de 87 ans qui, après des décennies de silence, partage enfin son vécu dans les camps d’internement japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Son témoignage, empreint de douleur mais aussi de résilience, nous plonge dans une période sombre de l’histoire, où des milliers de civils ont enduré l’indicible. Aujourd’hui, installée à Monaco, cette grand-mère alerte raconte sans larmes mais avec une lucidité saisissante son enfance volée, entre Java et le Japon.
Une Enfance Brisée par la Guerre
Dans les années 1930, Tineke grandit dans un cocon privilégié sur l’île de Java, alors partie des Indes néerlandaises. Sa famille, composée de ses parents, son frère et ses deux sœurs, vit dans une grande maison entourée de serviteurs. Cette période d’insouciance prend fin brutalement en décembre 1941, lorsque l’attaque japonaise sur Pearl Harbor marque le début de l’invasion des territoires coloniaux. En 1942, les forces japonaises envahissent Java, semant la peur et le chaos.
« Les bombardements étaient incessants, se souvient Tineke. Nous nous réfugiions dans un abri creusé dans le jardin. » À seulement quatre ans, elle découvre la guerre, un monde où la peur remplace la douceur de l’enfance. Cette période marque le début d’une épreuve qui transformera à jamais sa vie et celle de sa famille.
L’Internement à Tjibunut : La Faim et la Peur
Peu après l’invasion, les Japonais, attirés par les ressources de la colonie comme le caoutchouc et le pétrole, séparent Tineke et sa famille de leur père, Willem Einthoven. Ce dernier, ingénieur et directeur de la station Radio Malabar, refuse de collaborer avec l’occupant. Pendant ce temps, Tineke, sa mère et ses frères et sœurs sont envoyés dans le camp de Tjibunut, près de Bandung. Ce camp, comme des centaines d’autres à travers l’empire japonais, regroupe des milliers de Néerlandais, Britanniques et Australiens.
« Nous n’avions souvent qu’un peu de riz à manger. La faim, la chaleur, le manque d’eau et d’hygiène rendaient chaque jour insupportable. »
Tineke Einthoven
Les conditions dans le camp sont inhumaines. Les prisonniers, y compris les enfants, passent des heures sous un soleil écrasant pour des appels interminables. La malnutrition et les maladies, comme la diphtérie, font des ravages. Tineke se souvient d’une amie, Marianne, à qui elle avait offert une poupée et qui succombera à la maladie. Ce décès marque son premier face-à-face avec la mort, un moment qu’elle n’oubliera jamais.
Pour survivre, la petite Tineke, alors la plus jeune du camp, prend des risques inimaginables. « J’étais si petite que je pouvais me glisser sous la clôture pour chercher de quoi manger, souvent juste des mauvaises herbes », raconte-t-elle. Mais ces escapades sont dangereuses : les Japonais, décrits comme sévères, punissent durement ceux qui enfreignent les règles. « On risquait la peine de mort », ajoute-t-elle, soulignant la tension constante qui régnait.
Déportation au Japon : Une Nouvelle Épreuve
En janvier 1944, la famille Einthoven, enfin réunie avec le père, est déportée au Japon. Le voyage, périlleux, est marqué par un bombardement américain sur leur convoi. Par miracle, leur bateau échappe à la destruction. À Tokyo, ils sont cantonnés avec d’autres familles d’ingénieurs néerlandais. L’armée japonaise veut exploiter les compétences de Willem Einthoven pour développer un système radar, mais ce dernier, affaibli par les privations, lutte pour survivre.
Les camps japonais, moins connus que ceux d’Asie du Sud-Est, abritent environ 1 200 civils, dont une cinquantaine décèdent. Parmi eux, le père de Tineke, emporté par une pneumonie à l’âge de 51 ans. Ce décès plonge la famille dans un nouveau cycle de douleur. Relogée dans un temple bouddhiste à 300 km de Tokyo, la famille survit dans l’isolement jusqu’à la fin de la guerre.
Les chiffres de l’internement :
- 105 000 civils néerlandais internés dans 358 camps japonais.
- 42 000 prisonniers de guerre néerlandais dans 378 camps.
- Taux de mortalité : 11 % pour les civils, 27 % pour les prisonniers de guerre.
La Libération : Un Nouveau Départ
Le 15 août 1945, l’empereur Hirohito annonce la capitulation du Japon. Pour Tineke, ce moment reste gravé dans sa mémoire. « Des prisonniers italiens nous ont annoncé la nouvelle. L’un d’eux a enlacé ma mère, qui en était très gênée ! » raconte-t-elle avec une pointe d’humour. Les semaines suivantes, les parachutages américains, parfois maladroits, marquent les esprits. Tineke se souvient d’avoir léché la soupe s’écoulant de boîtes de conserve éclatées sur des rochers.
Rapatriée en Australie, puis aux Pays-Bas, Tineke entame une nouvelle vie. Après la guerre, elle travaille comme psychologue à Genève, Nice et Monaco. Mère de deux enfants, elle a longtemps gardé le silence sur son passé. Ce n’est qu’à 87 ans qu’elle décide de témoigner, non pas pour raviver la douleur, mais pour transmettre un message d’espoir.
« Si je parle aujourd’hui, c’est pour montrer qu’on peut surmonter l’horreur. On n’est pas obligé de rester victime toute sa vie. »
Tineke Einthoven
La Résilience : Un Message Universel
Le témoignage de Tineke Einthoven dépasse le simple récit historique. Il met en lumière la résilience humaine, cette capacité à rebondir après des traumatismes. En partageant son histoire, elle montre que la souffrance, aussi profonde soit-elle, ne définit pas une vie. Son parcours, de Java à Monaco, est une leçon de courage et de reconstruction.
Pour les Néerlandais, la mémoire des camps japonais reste vive, notamment en raison du grand nombre de civils internés. Selon Daniel Milne, chercheur à l’université de Kyoto, cette période a marqué la conscience collective plus que les récits des prisonniers de guerre. Tineke, elle, choisit de se libérer du poids de son passé, offrant un exemple inspirant pour les générations futures.
Les leçons du témoignage de Tineke :
- La guerre touche aussi les enfants, marqués à jamais par la violence.
- La résilience permet de surmonter les épreuves les plus dures.
- Le silence peut être une protection, mais partager son histoire libère.
L’histoire de Tineke Einthoven nous rappelle que derrière chaque survivant se cache un récit de lutte et d’espoir. À 87 ans, elle prouve que l’on peut transformer la douleur en force, offrant une leçon universelle sur la capacité humaine à se relever. Son témoignage, rare et précieux, invite à réfléchir sur la mémoire, la guerre et la reconstruction personnelle.