Imaginez une île de 24 millions d’habitants qui doit, à tout prix, pouvoir tenir tête à la deuxième puissance militaire mondiale. Chaque jour compte, chaque arme compte. Et pourtant, le tout premier sous-marin conçu et construit à Taïwan n’est toujours pas prêt.
Cette semaine, le ministre de la Défense Wellington Koo a dû l’admettre devant le Parlement : les essais en mer du prototype Hai Kun, commencés en juin, ne sont pas terminés. L’objectif de livraison avant la fin novembre est officiellement abandonné.
Un programme stratégique sous haute tension
Lancé en 2016 sous la présidence de Tsai Ing-wen, le programme de sous-marins indigènes est le cœur de la nouvelle stratégie de défense taïwanaise. L’idée est simple : ne plus dépendre totalement des achats à l’étranger, souvent bloqués par la pression diplomatique chinoise, et développer une capacité de dissuasion crédible.
Le Hai Kun mesure 80 mètres, pèse plus de 2 500 tonnes en plongée et embarque des systèmes de combat américains signés Lockheed Martin. Sur le papier, c’est un bijou technologique. Dans la réalité, c’est un chantier qui accumule les déboires.
Des délais déjà explosés plusieurs fois
Initialement, la marine espérait recevoir ce premier exemplaire dès 2024. Puis la date a glissé à septembre 2025 pour les essais en mer, et novembre 2025 pour la livraison officielle. Raté.
Devant les parlementaires, Wellington Koo a été clair : « Je tiens à souligner une fois de plus que tout ce que nous faisons est basé sur des évaluations de sécurité et qu’il n’y a aucune urgence à respecter un délai précis. » Une phrase qui sonne comme une justification face à l’impatience générale.
« Le calendrier de construction était irréaliste »
Wellington Koo, ministre taïwanais de la Défense (octobre 2025)
Le ministre avait déjà reconnu le mois dernier l’existence de « problèmes d’équipement » et surtout de « retards dans la planification du personnel technique des fabricants ». Autrement dit : on manque cruellement d’ingénieurs expérimentés dans la construction sous-marine.
Le poids de l’opposition parlementaire
Le programme ne souffre pas seulement de difficultés techniques. Il est aussi pris en otage politique.
Depuis le début de l’année, le Kuomintang (KMT) et son allié le Parti populaire de Taïwan (TPP), majoritaires au Yuan législatif, ont gelé une partie du budget consacré aux sous-marins. Leur argument : ils veulent voir les résultats concrets des essais en mer avant de débloquer les fonds.
Ce blocage a évidemment ralenti certains travaux et alimente aujourdement les tensions entre le gouvernement démocrate-progressiste (DPP) du président Lai Ching-te et l’opposition.
Une flotte sous-marine dramatiquement limitée
Pour comprendre l’urgence, il faut regarder les chiffres. Aujourd’hui, Taïwan ne dispose que de deux sous-marins opérationnels, deux anciens bâtiments de classe Zwaardvis achetés aux Pays-Bas dans les années 1980. L’un d’eux, le Hai Lung, a plus de 40 ans.
En face, la marine chinoise aligne plus de 60 sous-marins modernes, dont une douzaine à propulsion nucléaire. Le déséquilibre est abyssal.
Comparaison rapide des forces sous-marines (2025)
Taïwan : 2 sous-marins (années 80)
Chine : 65+ sous-marins dont 12 nucléaires d’attaque
Le programme prévoit à terme huit sous-marins indigènes. Le premier devait être le symbole d’une nouvelle ère. Il est aujourd’hui le révélateur des immenses difficultés techniques et politiques que rencontre Taïwan.
Et les F-16V dans tout ça ?
Comme un symbole supplémentaire, le chef d’état-major de l’armée de l’air a annoncé mercredi que les 66 F-16V commandés aux États-Unis accuseront eux aussi « des retards importants ». Initialement prévus pour 2026, ils ne seront probablement pas tous livrés à temps.
Sur les 66 appareils, 54 sont déjà sur les chaînes d’assemblage et les premiers vols d’essai sont attendus ce mois-ci. Mais le calendrier global est clairement menacé.
Objectif 2027 : une course contre la montre
Le 26 novembre dernier, le président Lai Ching-te a fixé un cap ambitieux : atteindre un « haut niveau de préparation » des forces armées d’ici 2027. C’est la date que beaucoup d’analystes considèrent comme une possible fenêtre d’opportunité pour une opération militaire chinoise.
Chaque retard, chaque appareil qui n’arrive pas à temps, chaque budget bloqué au Parlement, pèse lourd dans cette équation.
Le Hai Kun n’est pas qu’un sous-marin. C’est le test grandeur nature de la capacité de Taïwan à se défendre seul, ou presque, dans un environnement de plus en plus hostile.
Pour l’instant, le prototype continue ses essais quelque part au large de Kaohsiung. Les ingénieurs travaillent nuit et jour. Les marins attendent. Et de l’autre côté du détroit, la flotte chinoise, elle, ne connaît pas de retard.
La question n’est plus de savoir si Taïwan rattrapera son retard technique. Elle est de savoir s’il lui restera assez de temps.









