Imaginez-vous scroller tranquillement sur votre application préférée, liker des photos de voyage et des tutoriels makeup, quand soudain… plus rien. Écran noir. Application bloquée. C’est exactement ce qui va arriver à plus de trois millions de Taïwanais dans les tout prochains jours.
L’application en question ? Xiaohongshu, le « petit livre rouge » chinois, souvent comparé à un mélange d’Instagram et de Pinterest, qui cartonne auprès des jeunes. Et la raison de ce blocage brutal n’est pas anodine : des fraudes en ligne à grande échelle qui ont déjà coûté cher, très cher.
Un blocage d’un an pour protéger les Taïwanais
Le Bureau d’enquête criminelle de Taïwan a tranché : l’accès à Xiaohongshu sera suspendu pour une durée d’un an sur tout le territoire. La décision, annoncée jeudi, n’a pas encore de date précise d’entrée en vigueur, mais un responsable a laissé entendre qu’elle interviendrait « dans les prochains jours ».
Pourquoi une mesure aussi radicale ? Parce que depuis le début de l’année 2024, les autorités ont recensé pas moins de 1 706 cas avérés de fraude commis via la plateforme. Le préjudice total dépasse les 247 millions de dollars taïwanais, soit environ 7,9 millions de dollars américains. Des chiffres qui donnent le vertige.
Concrètement, des escrocs utilisent Xiaohongshu pour publier de fausses annonces de produits à prix cassés, récolter l’argent des victimes… puis disparaître. L’application devient, selon les termes officiels, une « zone à haut risque pour la fraude dans le commerce en ligne ».
Xiaohongshu, l’application qui séduit… et qui inquiète
Lancée en 2013 à Shanghai, Xiaohongshu (littéralement « petit livre rouge ») s’est imposée comme une plateforme incontournable en Chine continentale. Son nom anglais, RedNote, est beaucoup moins connu. L’application permet de partager photos, vidéos courtes, avis shopping et conseils lifestyle. Un succès fulgurant : plusieurs centaines de millions d’utilisateurs actifs mensuels.
À Taïwan, elle a rapidement conquis plus de trois millions de personnes, surtout des jeunes femmes passionnées de mode, beauté et voyages. On y trouve des influenceurs qui partagent leur routine skincare, des bons plans shopping à Séoul ou Tokyo, des recettes healthy… Un univers rose bonbon qui cache parfois de bien sombres réalités.
Des pertes financières colossales en quelques mois seulement
Derrière les filtres et les hashtags, des arnaques bien rodées. Le schéma est presque toujours le même : un vendeur propose un produit de luxe ou un billet d’avion à prix défiant toute concurrence. La victime verse l’argent via un lien douteux… et ne reçoit jamais rien.
En quelques mois, ce sont donc plus de 1 700 Taïwanais qui se sont fait avoir. Le montant total des pertes dépasse les 247 millions de dollars taïwanais. À titre de comparaison, cela représente le salaire annuel de plusieurs milliers de personnes.
Chiffres clés de la fraude via Xiaohongshu à Taïwan :
- 1 706 cas recensés depuis janvier 2024
- 247 millions de dollars taïwanais de préjudice (environ 7,9 M$ US)
- Plus de 3 millions d’utilisateurs taïwanais concernés par le futur blocage
- Blocage effectif pour un an sur tout le territoire
Une menace qui va bien au-delà de la simple arnaque
Mais si Taïwan tape aussi fort, ce n’est pas uniquement pour protéger le portefeuille de ses citoyens. Le ministère des Affaires numériques a publié la veille un rapport accablant sur cinq applications chinoises, dont Xiaohongshu et Weibo. Verdict ? Elles représentent un risque majeur pour la cybersécurité nationale.
Les experts ont découvert que ces applications collectent des données sensibles à l’insu des utilisateurs : accès aux fonctionnalités biométriques (empreintes digitales, reconnaissance faciale), extraction d’informations système, géolocalisation permanente… De quoi faire frémir.
Dans un contexte de tensions croissantes avec Pékin, qui revendique toujours Taïwan comme une province rebelle, ces pratiques soulèvent une question cruciale : et si ces données servaient aussi à autre chose qu’à cibler de la publicité ?
L’ombre de l’influence chinoise sur les réseaux sociaux
À Taïwan, la peur n’est pas nouvelle. Depuis plusieurs années, les autorités alertent sur les tentatives chinoises d’influencer l’opinion publique via les réseaux sociaux. Objectif : faire passer la Chine continentale pour un grand frère bienveillant et semer le doute sur l’indépendance taïwanaise.
Des comptes pro-Pékin inondent les plateformes de contenus positifs sur la vie en Chine, minimisent les tensions ou relaient de la désinformation sur les manœuvres militaires. Xiaohongshu, avec son audience jeune et influençable, représente un terrain de jeu idéal.
Le timing est d’ailleurs révélateur : le blocage intervient quelques mois à peine avant les élections locales de 2026. Un moment où chaque voix compte et où l’influence étrangère est scrutée à la loupe.
Même la Chine continentale sanctionne Xiaohongshu
Ce qui est piquant, c’est que Xiaohongshu n’est pas en odeur de sainteté non plus à Pékin. En septembre dernier, l’Administration du cyberespace de Chine a infligé de lourdes sanctions à la direction de l’application.
Motif ? Des contenus jugés « futiles », « négatifs » ou trop « vulgaires ». En clair, trop de publications sur le luxe, la consommation ostentatoire ou les critiques voilées du système. Ironique, quand on sait que l’application est désormais accusée à Taïwan de servir… les intérêts de Pékin.
« D’autres actions seront envisagées en fonction de la manière dont l’entreprise répond de bonne foi et coopère activement avec les lois taïwanaises »
Bureau d’enquête criminelle de Taïwan
Que vont devenir les utilisateurs taïwanais ?
Pour les trois millions d’utilisateurs concernés, le choc risque d’être rude. Beaucoup utilisaient Xiaohongshu comme source d’inspiration quotidienne. Certains y géraient même leur petite boutique en ligne.
Les alternatives existent : Instagram, Pinterest, Lemon8 (appartenant aussi à ByteDance)… mais aucune n’offre exactement le même mélange de communauté chinoise et de contenu lifestyle ultra-tendance. Beaucoup risquent de se tourner vers des VPN pour contourner le blocage, malgré les risques.
Et pour les créateurs de contenu taïwanais qui avaient bâti leur audience sur Xiaohongshu ? C’est un coup dur. Certains parlent déjà de migration massive vers d’autres plateformes.
Vers un durcissement général contre les applications chinoises ?
Cette affaire Xiaohongshu n’est probablement qu’un début. Le ministère des Affaires numériques a déjà dans le collimateur plusieurs autres applications chinoises. Weibo, Douyin (la version chinoise de TikTok), Baidu… toutes sont sous surveillance.
Taïwan suit en réalité une tendance mondiale. L’Inde a banni des centaines d’applications chinoises depuis 2020. Les États-Unis ont tenté (sans toujours réussir) de bloquer TikTok. L’Europe renforce sa législation avec le Digital Services Act.
La question n’est plus de savoir si les grandes plateformes chinoises représentent un risque, mais jusqu’où les États sont prêts à aller pour protéger leurs citoyens… et leur souveraineté numérique.
Une chose est sûre : le « petit livre rouge » vient de refermer brutalement une page de son histoire taïwanaise. Et l’histoire n’est probablement pas terminée.









