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Syrie : Tournages de Séries dans les Lieux de Torture

En Syrie, un an après la chute de Damas, des réalisateurs filment des séries dans les anciens centres de torture du régime. À Mazzé, à la branche Palestine ou même à Saydnaya, les caméras remplacent les bourreaux. Ces fictions osent enfin raconter la terreur passée... mais jusqu'où ira cette nouvelle liberté créative ?

Imaginez un hélicoptère qui atterrit doucement sur une piste d’aérodrome militaire, là où, il y a peu encore, des milliers de Syriens disparaissaient dans l’ombre des geôles. Aujourd’hui, ce même lieu résonne des ordres d’un réalisateur et des projecteurs d’une équipe de tournage. Un an après la chute du régime de Bachar al-Assad, la Syrie vit une renaissance culturelle inattendue : ses anciens sites de terreur deviennent les décors de séries télévisées qui racontent la fin d’une ère.

Cette transformation symbolique frappe par sa force. Des lieux autrefois inaccessibles, synonymes de peur et de souffrance, accueillent désormais caméras et acteurs. C’est une forme de catharsis collective, où la fiction permet de revisiter un passé douloureux tout en affirmant une liberté reconquise.

Une renaissance du cinéma syrien dans les ruines du pouvoir

Depuis la prise de Damas par les rebelles islamistes le 8 décembre 2024, de nombreux artistes syriens exilés sont rentrés au pays. Acteurs, réalisateurs et scénaristes, longtemps contraints au silence ou à l’exil pour leur opposition au régime, retrouvent enfin leur terre natale. Cette vague de retours donne un élan sans précédent à l’industrie audiovisuelle syrienne.

Les productions se multiplient, et un choix récurrent s’impose : tourner dans les lieux mêmes qui incarnaient la répression. Aérodromes militaires, quartiers généraux des services de renseignement, résidences officielles… Ces décors authentiques confèrent aux séries une intensité rare et une charge émotionnelle puissante.

L’aérodrome de Mazzé, symbole d’une chute

À l’aérodrome militaire de Mazzé, près de Damas, les équipes s’activent. Ce site abritait autrefois un centre de détention des renseignements de l’armée de l’air, réputé pour sa brutalité. Aujourd’hui, on y tourne La famille du roi, une série qui suit le destin d’une famille durant les derniers mois du pouvoir Assad.

Le réalisateur Mohammad Abdel Aziz ne cache pas son émotion. Il explique que filmer ici représente un renversement complet : l’ancien bastion de la force militaire devient le théâtre de sa propre déchéance narrée à l’écran. Une scène montre notamment la fuite précipitée d’une haute personnalité du régime, écho direct à l’exil russe de Bachar al-Assad lui-même.

Les instructions fusent par talkie-walkie, les hélicoptères tournent pour les besoins du scénario. Ce qui était impensable il y a encore un an est désormais réalité : transformer un lieu de terreur en plateau de cinéma.

La branche Palestine, entre mémoire et reconstitution

Autre lieu chargé d’histoire : la branche Palestine, l’une des sections les plus redoutées des services de renseignement. Ses bureaux, où tant de détenus subissaient des interrogatoires d’une violence extrême, accueillent aujourd’hui caméras et techniciens.

Dehors, l’équipe recrée le chaos de la libération : voitures calcinées, explosions factices, fumée dense. Ces effets spéciaux reconstituent le moment précis où, lors de la chute de Damas, des centaines de Syriens ont pris d’assaut les locaux pour ouvrir les cellules. Beaucoup de disparus n’ont jamais été retrouvés, rendant ces scènes particulièrement poignantes.

« C’était le jour où les portes des cellules se sont enfin ouvertes »

Cette phrase, bien que non prononcée textuellement sur le plateau, résume l’esprit de ces reconstitutions. Les acteurs et techniciens évoluent dans des espaces encore marqués par le passé, offrant une authenticité brute aux images.

Devant la résidence de Malki, une bagarre historique

La luxueuse résidence de Bachar al-Assad dans le quartier huppé de Malki n’a pas échappé à cette vague de tournages. Envahie, saccagée et pillée par la foule juste après la chute du régime, elle sert désormais de décor à une scène spectaculaire de La famille du roi.

Cent cinquante figurants s’affrontent dans une bagarre mêlée de tirs. Jadis, approcher ne serait-ce que les abords de cette résidence était strictement interdit. Le réalisateur insiste sur ce contraste : filmer une telle séquence devant ces murs aurait été inconcevable sous l’ancien régime.

Cette liberté nouvelle permet aux créateurs de plonger au cœur des événements, sans détour ni censure massive. Le résultat promet des séquences d’une force visuelle et émotionnelle rare.

Saydnaya, l’abattoir humain devenu plateau

La prison de Saydnaya reste sans doute le lieu le plus symbolique. Qualifiée d’abattoir humain par les organisations internationales, elle a vu des milliers de détenus disparaître ou mourir sous la torture. Aujourd’hui, les nouvelles autorités ont même apporté un soutien logistique pour y tourner.

La série La sortie vers le puits y trouve son décor naturel. Elle relate la mutinerie de 2008, au cours de laquelle de nombreux prisonniers ont été tués lors de la répression. Le scénario attendait depuis plus de deux ans, bloqué par la peur des acteurs et l’impossibilité de filmer en Syrie.

Son réalisateur, Mohammad Loutfi, souligne l’ironie : ce qui était absolument interdit est désormais facilité. Les cellules, les couloirs, les cours intérieures deviennent les témoins silencieux d’une fiction qui ose enfin nommer l’innommable.

Les séries phares en préparation pour le Ramadan

  • La famille du roi : destin d’une famille durant les derniers mois du régime
  • Les Syriens ennemis : l’emprise des services de renseignement sur la société
  • La sortie vers le puits : la mutinerie de Saydnaya en 2008

Une liberté créative encore fragile

Malgré ces avancées, des questions subsistent. Un comité de censure existe toujours au ministère de l’Information. Pour l’instant, il se contente de remarques mineures, comme l’explique Maan Sabqani, scénariste de La famille du roi.

À 35 ans, il travaille dans une maison traditionnelle du vieux Damas, discutant de l’ordre des scènes avec le réalisateur. Il reste prudent : la diffusion massive pendant le Ramadan, période clé pour les séries dans le monde arabe, sera un test décisif.

Les chaînes programment traditionnellement leurs meilleures productions durant ce mois de jeûne, qui débutera en février. Ces nouvelles séries, directement inspirées de la période Assad, attireront inévitablement l’attention. Leur réception dira beaucoup sur l’évolution de la liberté d’expression dans le pays.

Pourquoi ces lieux précisément ?

Le choix de ces décors n’est pas anodin. Au-delà de l’authenticité visuelle, il s’agit d’une appropriation symbolique de l’espace public. Les Syriens reprennent possession de lieux qui leur étaient interdits, transformant la peur en récit collectif.

Cette démarche rappelle d’autres expériences historiques où l’art a investi les lieux de mémoire douloureuse. En Syrie, elle prend une dimension particulière : elle se déroule à peine un an après les événements, dans un contexte encore instable.

Les équipes de tournage évoluent parmi les traces visibles du passé – murs abîmés, cellules intactes, atmosphère lourde. Cela confère aux séries une crédibilité immédiate et une charge émotionnelle qui transcende la simple fiction.

Un phénomène culturel inédit

Cette vague de productions marque un tournant pour la télévision syrienne, longtemps muselée. Sous l’ancien régime, la censure était omniprésente, les sujets sensibles intouchables. Aujourd’hui, les récits osent aborder frontalement la répression, la délation, la peur quotidienne.

Les Syriens ennemis, par exemple, explore comment les services de renseignement ont instauré un climat de suspicion généralisée. Ces thèmes, autrefois tabous, deviennent le cœur de fictions destinées à un large public arabophone.

Le retour des artistes exilés joue un rôle clé. Leur expérience à l’étranger, combinée à leur connaissance intime du terrain, nourrit des scénarios riches et nuancés. Ils apportent également un savoir-faire technique qui élève le niveau des productions.

Vers une catharsis nationale ?

Ces séries pourraient participer à un processus de guérison collective. En nommant les lieux, en rejouant les événements, en donnant voix aux victimes à travers la fiction, elles contribuent à fixer une mémoire commune.

Les spectateurs syriens, mais aussi arabes, découvriront bientôt ces récits. Ils verront leurs propres expériences, ou celles de leurs proches, reflétées à l’écran. Ce miroir pourrait être douloureux, mais aussi libérateur.

Reste à savoir comment ces œuvres seront accueillies. Certaines séquences risquent de raviver des traumatismes. D’autres pourraient susciter des débats sur la représentation de cette période sombre.

Un avenir encore incertain

Si la liberté actuelle permet ces audaces, rien ne garantit sa pérennité. Les créateurs en sont conscients. Le Ramadan sera un révélateur : les séries diffusées sans coupes majeures signifieront une avancée durable.

Dans le cas contraire, des ajustements pourraient survenir. Pour l’instant, l’élan créatif est réel, porté par une énergie de reconstruction culturelle. Les plateaux installés dans les anciens lieux de détention en sont la preuve la plus éloquente.

Un an après la chute du régime, la Syrie explore son passé à travers la fiction. Ces tournages dans les lieux mêmes de la terreur marquent une étape symbolique forte. Ils transforment la souffrance en récit, la peur en témoignage, et les murs de la répression en décors d’une liberté naissante.

Le chemin reste long, mais ces séries annoncent une volonté de regarder l’histoire en face. Elles pourraient devenir les chroniques visuelles d’une nation qui tente de se relever, scène après scène.

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