InternationalPolitique

Suriname : Les Victimes de 1982 Exigent Justice et Réparations

Quarante-trois ans après l’exécution de 15 opposants au régime de Desi Bouterse, leurs familles attaquent l’État surinamien en justice. Elles réclament excuses officielles, réhabilitation et compensations. Mais avec une présidente issue du parti de l’ex-dictateur, la route s’annonce longue…

Le 8 décembre 1982, quinze hommes – avocats, journalistes, professeurs, syndicalistes, militaires – étaient sortis de leur cellule au Fort Zeelandia, à Paramaribo, pour ne jamais revenir. Exécutés sans jugement par le régime militaire de Desi Bouterse, ils sont devenus le symbole le plus douloureux de la dictature surinamienne. Quarante-trois ans plus tard, leurs proches refusent l’oubli.

Une plainte historique contre l’État surinamien

Cette année, la commémoration annuelle au Fort Zeelandia a pris une tournure inédite. Devant les murs du vieux fort colonial néerlandais, sous une pluie fine tropicale, une annonce a résonné comme un coup de tonnerre : les familles viennent de déposer une plainte collective contre l’État du Suriname.

Me Hugo Essed, avocat de quelque soixante proches, n’a pas mâché ses mots : « La réhabilitation, c’est la restauration du bon nom et de la réputation des victimes et de leurs familles qui ont été trompées, humiliées et persécutées pendant plus de quarante ans par l’État du Suriname, par M. Bouterse et son autorité militaire. Il est grand temps que des excuses soient présentées. »

« La personne la plus appropriée pour présenter ces excuses au nom de l’État est le président. »

Me Hugo Essed, avocat des familles

Une exigence lourde de sens quand on sait que la présidente actuelle, Jennifer Geerlings-Simons, en fonction depuis juillet 2025, est issue du NDP, le parti fondé par Desi Bouterse lui-même.

Que s’est-il passé dans la nuit du 8 décembre 1982 ?

Retour en arrière. En 1980 : le sergent-major Desi Bouterse, alors âgé de 34 ans, prend le pouvoir par un coup d’État sans effusion de sang. Rapidement, le régime militaire durcit le ton. En décembre 1982, l’opposition s’organise. Quinze figures critiques du régime sont arrêtées quelques jours plus tôt sont transférées au Fort Zeelandia, quartier général de Bouterse.

Dans la nuit, les exécutions ont lieu. Le régime parlera plus tard de « tentative d’évasion » ayant mal tourné. Personne n’y croit. Les corps, mutilés, portent des traces de torture. L’affaire devient les « Décembremoorden » – les meurtres de décembre – le crime fondateur de la dictature surinamienne.

Pendant des décennies, les familles vivent dans la peur. Certaines sont contraintes à l’exil, d’autres subissent harcèlement et menaces. Les victimes, elles, sont officiellement qualifiées de « traîtres » ou de « conspirateurs » par le pouvoir.

Un long chemin judiciaire

Il faudra attendre 2007 pour qu’un procès s’ouvre enfin. Seize ans de procédure, reports, pressions, intimidations. En décembre 2023, la cour d’appel condamne Desi Bouterse à vingt ans de prison. L’ancien homme fort, alors âgé de 78 ans et toujours libre de ses mouvements, choisit la clandestinité.

Un an plus tard, en décembre 2024, il décède sans avoir purgé un seul jour de peine. Son ancien garde du corps, Iwan Dijksteel, condamné dans la même affaire, n’a jamais été incarcéré non plus.

Sunil Oemrawsingh, président du collectif des familles et lui-même proche d’une victime, pose la question qui brûle toutes les lèvres :

« À quoi sert la justice si les peines ne sont pas appliquées ? »

Sunil Oemrawsingh

Cette impunité affichée est précisément ce qui pousse aujourd’hui les familles à changer de stratégie : attaquer l’État lui-même pour obtenir reconnaissance et réparation.

La douleur partagée avec les victimes de Moiwana

À la cérémonie de cette année était également présent Andre Ajintoena, président de l’Association Moiwana. En 1986, l’armée dirigée par Bouterse avait massacré une quarantaine de villageois marrons dans le village de Moiwana, accusés de soutenir la guérilla de Ronnie Brunswijk.

« Je suis ici parce que la douleur des proches du 8 décembre est la même douleur que nous ressentons », a-t-il déclaré. La justice surinamienne a annoncé le mois dernier l’ouverture d’une nouvelle enquête sur ce massacre, signe que la page de l’impunité se tourne peut-être enfin.

Pourquoi cette plainte maintenant ?

Plusieurs éléments convergent. D’abord, la mort de Desi Bouterse enlève la crainte de représailles directes que beaucoup ressentaient encore. Ensuite, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération politique – même issue du NDP – crée une fenêtre d’opportunité.

Enfin et surtout, les familles ne veulent plus seulement punir. Elles veulent réparer. Réhabiliter officiellement le nom de leurs proches, obtenir des excuses d’État, et des compensations financières qui reconnaîtraient des décennies de souffrance.

Me Essed insiste : ce n’est pas une question d’argent, mais de dignité. « Pendant quarante ans, ces familles ont vécu avec l’étiquette de « familles de traîtres ». Leurs enfants ont été moqués à l’école, certains n’ont pas pu trouver d’emploi dans la fonction publique. Il est temps que l’État reconnaisse sa responsabilité. »

Un précédent en Amérique latine

Le Suriname n’est pas le premier pays à affronter ainsi son passé autoritaire. Argentine, Chili, Brésil, Pérou… partout en Amérique latine, des décennies après les dictatures, les États ont présenté des excuses officielles et mis en place des programmes de réparation.

Au Suriname, la société reste profondément divisée. Une partie de la population – surtout dans les zones rurales et parmi les plus pauvres – continue de voir en Bouterse un héros anti-colonial qui a « tenu tête aux Néerlandais ». Pour eux, rouvrir ces blessures relève de la trahison.

Mais une autre partie, urbaine, éduquée, jeune, réclame vérité et justice. La plainte des familles s’inscrit dans ce mouvement de fond.

Et maintenant ?

La procédure risque d’être longue. L’État surinamien, déjà fragilisé économiquement malgré ses récentes découvertes pétrolières offshore, pourrait traîner des pieds. La présidente Geerlings-Simons n’a pour l’instant pas réagi publiquement à la plainte.

Mais pour Sunil Oemrawsingh et les autres, chaque année qui passe sans reconnaissance est une année de trop. « Se souvenir est un devoir moral », répète-t-il. « C’est aussi un engagement pour que de telles atrocités ne se reproduisent jamais.

Dans l’enceinte du Fort Zeelandia, les bougies vacillent sous la brise marine. Les portraits des quinze disparus veillent sur la foule silencieuse. Quarante-trois ans après, leur combat pour la mémoire ne fait que commencer.

À retenir

  • Plainte déposée par les familles contre l’État surinamien
  • Revendications : excuses officielles, réhabilitation des victimes, compensations
  • Desi Bouterse, condamné à 20 ans de prison, est décédé sans avoir été incarcéré
  • La présidente actuelle est issue du parti fondé par Bouterse
  • Le combat pour la justice transitionnelle se poursuit au Suriname

L’histoire du Suriname nous rappelle que la justice, même tardive, reste une nécessité. Parce que tant que les victimes n’auront pas obtenu réparation, la démocratie restera inachevée.

Passionné et dévoué, j'explore sans cesse les nouvelles frontières de l'information et de la technologie. Pour explorer les options de sponsoring, contactez-nous.