Imaginez un homme qui, pendant plus de vingt ans, dirige l’unité la plus terrifiante de l’IRA tout en étant payé par l’armée britannique. Un homme qui ordonne des exécutions, torture des suspects, fait disparaître des corps… tout en étant protégé par les services secrets de Sa Majesté. Ce n’est pas le scénario d’un thriller d’espionnage. C’est la réalité révélée par l’Opération Kenova.
Le rapport qui fait trembler Londres
Le mardi 12 mars 2024, un document de plusieurs centaines de pages a été remis au public. Intitulé Opération Kenova, ce rapport d’enquête indépendant lève le voile sur l’un des secrets les mieux gardés du conflit nord-irlandais : l’existence et surtout l’impunité totale d’un agent infiltré connu sous le nom de code « Stakeknife ».
Pendant des décennies, les rumeurs couraient dans les pubs de Belfast et les couloirs de Westminster. On parlait d’un « super-indic » au cœur de l’IRA. Personne n’imaginait à quel point la vérité était plus sombre que les légendes.
Qui était vraiment Stakeknife ?
Stakeknife n’était pas un simple informateur. Il dirigeait le « nutting squad », littéralement l’« équipe de la noix » – surnom glaçant donné à l’unité de sécurité interne de l’IRA chargée d’identifier, d’interroger et d’éliminer les traîtres présumés.
Son rôle officiel au sein de l’organisation républicaine ? Décider qui vivait ou mourait. Sa réalité cachée ? Toucher un salaire de l’armée britannique et rendre des comptes au MI5.
L’enquête Kenova a passé au crible 101 crimes – meurtres, enlèvements, actes de torture – directement liés à cette unité entre la fin des années 1970 et le début des années 1990. Le constat est accablant : Stakeknife a personnellement commis ou ordonné certains des actes les plus graves du conflit.
« Les crimes les plus graves qui soient »
Rapport Opération Kenova, mars 2024
Une impunité organisée au plus haut niveau
Ce qui choque davantage que les crimes eux-mêmes, c’est le blanc-seing dont bénéficiait l’agent. L’enquête révèle que ni l’armée britannique ni le MI5 n’ont jamais réussi – ou voulu – le contrôler efficacement.
Des règles censées limiter les agissements des agents infiltrés existaient. Elles ont été purement et simplement ignorées. Pourquoi ? Le rapport parle d’un « sentiment de loyauté » envers Stakeknife. Traduction : on le considérait comme trop précieux pour être inquiété.
Résultat : des meurtres ont été couverts, des enquêtes entravées, des familles laissées dans l’ignorance pendant des décennies.
Freddie Scappaticci : l’homme derrière le masque
En 2003, les médias révélaient qu’un certain Freddie Scappaticci, maçon de Belfast d’origine italienne et membre respecté de l’IRA, serait Stakeknife. L’intéressé a toujours nié farouchement, avant de fuir en Angleterre sous protection britannique.
Scappaticci est mort en 2023 à l’âge de 77 ans, emportant avec lui une partie de la vérité. Le rapport Kenova ne confirme pas officiellement son identité – protégée par la législation britannique – mais tout désigne cet homme comme étant l’agent le plus controversé de l’histoire du renseignement britannique.
Le MI5 accusé d’avoir menti aux enquêteurs
L’Opération Kenova n’a pas seulement examiné les crimes de Stakeknife. Elle a aussi scruté le comportement des services de renseignement. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la coopération n’a pas été exemplaire.
Des documents cruciaux ont été transmis avec des années de retard. D’autres ont été lourdement caviardés. Iain Livingstone, ancien chef de la police écossaise qui a dirigé l’enquête, n’a pas mâché ses mots :
« Le MI5 avait une connaissance plus approfondie et plus précoce de Stakeknife que ce qui nous avait été dit précédemment »
Iain Livingstone, responsable Opération Kenova
Cette rétention d’information a considérablement compliqué le travail des enquêteurs. Elle soulève aujourd’hui une question brûlante : que cache encore le MI5 ?
Un conflit qui a laissé 3 500 morts et des milliers de blessures
Pour comprendre l’ampleur du scandale, il faut se replonger dans les « Troubles ». De 1968 à 1998, l’Irlande du Nord a vécu au rythme des attentats, des fusillades et des couvre-feux. Catholiques et protestants, républicains et loyalistes, armée britannique et paramilitaires… tout le monde avait les mains sales.
Le bilan est terrible : 3 500 morts, dont une majorité de civils, et plus de 50 000 blessés. Des familles entières ont été décimées. Des quartiers entiers de Belfast et Derry portent encore les stigmates de cette guerre de basse intensité.
Les accords du Vendredi saint de 1998 ont mis fin aux hostilités. Mais la paix reste fragile. Chaque révélation comme celle de l’Opération Kenova ravive les plaies jamais complètement refermées.
Pourquoi ce rapport arrive-t-il seulement maintenant ?
L’enquête Kenova a été lancée en 2016, sous la pression des familles de victimes. Elle aura coûté plus de 40 millions de livres et mobilisé des dizaines d’enquêteurs pendant huit ans. Un délai qui peut sembler démesuré, mais qui s’explique par l’extrême sensibilité du sujet.
Les services secrets britanniques ont tout fait pour ralentir le processus. Des batailles juridiques ont été menées pour garder certaines informations classifiées. Même le directeur actuel du MI5, Ken McCallum, a dû présenter des excuses publiques – chose rare – aux familles des victimes.
Que demandent les auteurs du rapport ?
- La déclassification complète de l’identité de Stakeknife
- Des excuses officielles du gouvernement britannique
- Une réflexion sur la gestion des agents infiltrés à l’avenir
- Une coopération totale des services de renseignement dans les enquêtes à venir
Ces recommandations risquent de rester lettre morte. Le gouvernement britannique actuel, dirigé par Rishi Sunak, a déjà fait savoir qu’il n’envisageait pas de nouvelle enquête publique sur les agissements des forces de l’ordre pendant les Troubles.
Et les victimes dans tout ça ?
Derrière les noms de code et les rapports officiels, il y a des familles qui attendent depuis parfois cinquante ans. Des mères qui n’ont jamais pu enterrer leurs enfants. Des frères et sœurs qui ont grandi avec le poids du silence.
Le rapport Kenova leur apporte une forme de vérité. Mais pas de justice. Personne ne sera poursuivi pour les crimes commis par ou autour de Stakeknife. L’impunité, une fois de plus, l’emporte.
Dans les rues de Belfast, certains murmurent que la paix a été achetée au prix du silence. Le scandale Stakeknife vient rappeler que ce silence a un coût terrible. Et que tôt ou tard, la vérité finit toujours par remonter à la surface.
Le mot de la fin
Le conflit nord-irlandais nous a appris une chose : quand l’État décide que la fin justifie les moyens, il n’y a plus de limites. Stakeknife n’était pas un monstre isolé. Il était le produit d’un système qui a choisi de fermer les yeux sur des crimes abominables au nom de la « sécurité nationale ». Aujourd’hui, les familles demandent simplement qu’on leur rende leurs morts. Et qu’on leur dise enfin toute la vérité.
(Article mis à jour le 9 décembre 2025 – plus de 3200 mots)









