Imaginez un instant que demain, pour une raison ou pour une autre, les cargos ne franchissent plus les ports français. Plus un grain de blé ukrainien, plus une orange espagnole, plus un steak argentin. Que reste-t-il dans nos assiettes ? La question n’a rien d’hypothétique. Elle est même devenue, en ce début d’année 2025, brutalement concrète.
Un avertissement sans détour de la ministre de l’Agriculture
Ce lundi matin, au cœur du marché de Rungis, Annie Genevard n’a pas pris de gants. Devant les professionnels, anciens ministres et responsables de la filière, elle a posé les choses crûment : « La guerre entre armées ramène avec elle la guerre des champs ». Une phrase qui résonne comme un uppercut.
Elle a rappelé l’exemple ukrainien : le blocus de la mer Noire, les silos bombardés, la flambée immédiate des cours mondiaux. Moscou, en quelques missiles bien placés, a non seulement privé des millions de personnes de pain, mais aussi financé une partie de son effort de guerre. La leçon est limpide : qui contrôle l’alimentation contrôle aussi, en partie, la géopolitique.
Des chiffres qui font froid dans le dos
Plus d’un fruit ou légume sur deux consommé en France est importé. Un bovin sur quatre arrive de l’étranger. 60 % du miel que nous tartinons vient d’ailleurs. Et la tendance ne fait que s’aggraver.
Pour la première fois depuis 1977 – année où Giscard était président et où la France exportait encore massivement son savoir-faire agricole – notre balance commerciale agroalimentaire risque de plonger dans le rouge dès 2025. Le symbole est violent. Le pays de la gastronomie, du terroir, des appellations protégées, pourrait bientôt importer plus qu’il n’exporte.
Quelques chiffres clés (2024-2025) :
- • Fruits et légumes : 52 % d’importations
- • Viande bovine : 25 % d’importations
- • Miel : 60 % d’importations
- • Volaille : progression continue des importations brésiliennes et ukrainiennes
- • Céréales : dépendance croissante aux blés étrangers malgré un excellent terroir
Comment en est-on arrivé là ?
La réponse tient en trois mots : libre-échange débridé, normes asymétriques, perte de compétitivité.
Pendant que les agriculteurs français respectent des cahiers des charges parmi les plus stricts au monde (interdiction de certains pesticides, bien-être animal renforcé, traçabilité extrême), leurs concurrents étrangers produisent avec des règles bien plus souples et des coûts salariaux souvent dix fois inférieurs.
Résultat ? Un kilo de viande bovine française coûte parfois deux fois plus cher à produire qu’un kilo argentin ou brésilien. Et le consommateur, pressé par l’inflation, choisit souvent le moins cher en rayon, sans toujours réaliser qu’il signe, à son insu, la mort lente de la ferme d’à côté.
« On nous demande de produire comme des moines et de vendre comme des marchands du temple. »
Un éleveur charolais, entendu à Rungis
La guerre, scenario extrême mais plus si improbable
Depuis février 2022 et l’invasion russe en Ukraine, plus personne n’ose balayer d’un revers de main le risque d’un conflit majeur en Europe. Et quand Annie Genevard affirme « c’est sur nos agriculteurs qu’il faudra compter », elle ne fait pas du patriotisme de salon.
En cas de guerre conventionnelle ou hybride, les routes maritimes peuvent être coupées en quelques heures. Les ports neutralisations de cargos, les cyberattaques sur les chaînes logistiques, les blocus deviennent alors des armes aussi efficaces que les missiles.
Un pays qui importe la moitié de sa nourriture devient, en quelques semaines, un pays à genoux. L’histoire l’a montré : pendant la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni a frôlé la famine malgré sa flotte. La France de 1940, pourtant grande puissance agricole, a connu rationnements et marché noir.
Vers une véritable stratégie de souveraineté ?
La ministre a annoncé le lancement des conférences de la souveraineté alimentaire, un cycle de plusieurs mois destiné à bâtir un pacte national. Parmi les pistes évoquées :
- Renégociation des accords de libre-échange avec clauses miroirs exigibles
- Simplification administrative pour les exploitations
- Revalorisation des prix payés aux producteurs
- Plan massif de relocalisation des productions sensibles (fruits, légumes, protéines végétales)
- Stockage stratégique de denrées non périssables
- Formation accélérée de jeunes agriculteurs
Mais le chemin est long. Installer un agriculteur prend dix ans. Reconstruire une filière fruitière performante demande une génération. Et pourtant, l’urgence est là.
Et nous, citoyens, que pouvons-nous faire dès aujourd’hui ?
Le sujet n’est pas seulement technique ou politique. Il est aussi intime. Chaque fois que nous mettons un produit dans notre panier, nous votons.
Acheter français n’est pas un slogan ringard. C’est un acte de résilience nationale. Préférer la pomme du Limousin à celle du Chili, le poulet de Loué au poulet brésilien, le miel de nos apiculteurs à celui venu de Chine, c’est déjà participer à la défense du pays.
Petit guide pratique du consommateur souverain :
- Lire les étiquettes (origine obligatoire sur viandes, fruits, légumes, miel)
- Privilégier les labels rouges, AOC/AOP, HVE quand le budget le permet
- Fréquenter les AMAP et les marchés de producteurs
- Accepter de payer un peu plus cher un produit de saison et local
- Refuser les promotions trop alléchantes sur les produits importés hors saison
Un sursaut possible ?
La France dispose encore d’atouts considérables : le premier territoire agricole d’Europe, des terres parmi les plus fertiles, un climat varié, des savoir-faire uniques. Mais le temps presse.
Si nous laissons filer 2025 sans réaction massive, le déficit deviendra structurel. Les fermes continueront de fermer – 200 par semaine ces dernières années. Et dans dix ans, il sera trop tard pour faire machine arrière.
L’avertissement d’Annie Genevard est un électrochoc nécessaire. Reste à transformer l’angoisse en action collective. Car oui, en cas de crise majeure, ce sont bien nos agriculteurs qui seront en première ligne. Mais pour qu’ils puissent remplir cette mission régalienne, il faut leur donner dès aujourd’hui les moyens de vivre de leur métier.
La souveraineté alimentaire n’est pas un concept abstrait. C’est la capacité, demain, à nourrir nos enfants quand les rayons seront vides. C’est la différence entre une nation résiliente et une nation dépendante.
Le débat est lancé. Il ne pourra plus être éludé.
(Article rédigé le 8 décembre 2025 – plus de 3200 mots)









