Imaginez un homme qui tient le pouvoir grâce à une alliance qu’il ne peut ni afficher ni rompre. Un général qui dirige de facto un pays en guerre depuis plus de vingt mois, mais dont chaque décision de paix risque de lui coûter son trône. C’est la situation inextricable dans laquelle se trouve aujourd’hui Abdel Fattah al-Burhane, chef de l’armée soudanaise.
Depuis avril 2023, le Soudan est déchiré par un conflit meurtrier entre l’armée régulière et les Forces de soutien rapide (FSR) de Mohamed Hamdane Daglo, dit « Hemedti ». Ce qui avait commencé comme une lutte pour le contrôle du pays s’est transformé en guerre totale, avec son lot de villes ravagées, de millions de déplacés et d’une famine qui menace des dizaines de millions de personnes.
Les islamistes, la branche sur laquelle s’appuie Burhane
Derrière les communiqués officiels et les discours martiaux, une réalité plus sombre se dessine : sans le soutien actif des réseaux islamistes hérités de l’ère Omar el-Béchir, le général Burhane aurait déjà perdu le pouvoir, voire la guerre.
Ces islamistes – anciens cadres du régime déchu en 2019, membres ou sympathisants des Frères musulmans, responsables de l’appareil sécuritaire sous la dictature – n’ont jamais vraiment disparu. Ils ont simplement attendu leur heure. Et la guerre leur a offert un retour en force spectaculaire.
Aujourd’hui, ils occupent des postes clés dans l’administration, les services de renseignement et même certaines unités combattantes. Ils fournissent hommes, argent et légitimité idéologique à l’armée régulière. En échange, ils exigent une chose simple : que la guerre continue.
Pourquoi les islamistes refusent la paix
Pour comprendre leur position, il faut remonter à 2019. La révolution populaire avait chassé Omar el-Béchir après trente ans de régime islamo-militaire. Les islamistes avaient alors tout perdu : pouvoir, influence, richesse. Un retour à un gouvernement civil, même partiel, signifierait pour eux la prison, l’exil ou pire.
La guerre actuelle est donc devenue leur assurance-vie. Tant que les combats durent, tant que l’état d’urgence justifie la suspension de toute transition démocratique, ils conservent leur place. Un cessez-le-feu durable, suivi d’élections ou d’un partage du pouvoir, signerait leur arrêt de mort politique.
« Les islamistes sont très contrariés à l’idée d’un cessez-le-feu. Ils veulent que la guerre continue autant que possible. »
Kholood Khair, analyste soudanaise
Burhane entre le marteau et l’enclume
Le général Burhane le sait parfaitement. Il a beau répéter publiquement qu’il n’y a « pas de Frères musulmans » dans son gouvernement, la réalité est tout autre. En août dernier, il a bien signé un accord secret avec un émissaire américain promettant de s’en éloigner progressivement. Quelques officiers proches des islamistes ont été discrètement écartés.
Mais il s’est arrêté là. Car lâcher complètement cette branche, c’est risquer la chute immédiate. Les islamistes contrôlent encore trop de leviers au sein de l’appareil d’État et de l’armée. Un abandon brutal pourrait déclencher une révolte interne ou, pire, une alliance entre certains de ses officiers et… les FSR.
En face, la pression internationale ne faiblit pas. Les États-Unis, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte – le « Quad » – ont été clairs : l’avenir du Soudan ne peut pas être dicté par des groupes liés aux Frères musulmans. Washington vient même de classer ces derniers comme organisation terroriste et a sanctionné le ministre des Finances soudanais ainsi qu’une milice islamiste.
Le rôle trouble des parrains régionaux
Le conflit soudanais est aussi devenu le terrain de jeu de plusieurs puissances régionales aux intérêts divergents.
Les Émirats arabes unis sont accusés de soutenir massivement les FSR de Hemedti, notamment via des livraisons d’armes passant par le Tchad. Objectif : sécuriser l’accès à l’or du Darfour et contrer l’influence des Frères musulmans, ennemi juré d’Abou Dhabi.
De l’autre côté, l’Iran aurait fourni des drones à l’armée régulière, permettant la reconquête de Khartoum au printemps 2024. Ces drones, combinés aux combattants de la milice islamiste Al-Baraa ibn Malik, ont changé la donne sur le terrain.
L’Arabie saoudite et l’Égypte, traditionnels alliés de Burhane, poussent désormais à un compromis. Riyad craint l’instabilité à ses portes et l’arrivée massive de réfugiés. Le Caire redoute une victoire des FSR qui installerait un pouvoir hostile à sa frontière sud et compliquerait la gestion du Nil.
Une guerre qui n’en finit pas
Sur le terrain, la situation reste explosive. L’armée a repris Khartoum et contrôle encore les deux tiers du territoire, mais elle vient de perdre son dernier bastion au Darfour. Les FSR, malgré des revers, continuent de menacer la capitale et progressent dans plusieurs régions.
Chaque tentative de trêve a échoué. Burhane a récemment rejeté une proposition américaine, accusant Washington de partialité en faveur des Émirats. En réalité, il gagne du temps pour ne pas avoir à choisir entre ses alliés islamistes et la communauté internationale.
Le résultat ? Un conflit qui s’éternise, une population épuisée, des infrastructures détruites et une génération entière qui grandit dans la guerre.
Quel avenir pour le Soudan ?
Tant que le général Burhane restera dépendant des islamistes, toute sortie de crise semble compromise. Il lui faudrait un courage politique immense pour rompre avec eux, au risque de tout perdre à court terme. Ou bien une victoire militaire totale, de plus en plus hypothétique.
Les Soudanais, eux, continuent de payer le prix de ces jeux de pouvoir. Entre les bombes, la faim et l’exode, l’espoir d’une paix rapide s’éloigne un peu plus chaque jour.
Et pendant ce temps, dans l’ombre des palais présidentiels en ruine de Khartoum, les vieux réseaux islamistes veillent. Ils savent que leur survie dépend de la poursuite des combats. Et ils sont prêts à tout pour que la guerre ne s’arrête jamais.
Rappel des enjeux clés :
- Burhane ne peut gouverner sans les islamistes
- Les islamistes refusent tout retour au pouvoir civil
- La communauté internationale conditionne son soutien à leur mise à l’écart
- Les parrains régionaux tirent les ficelles dans des directions opposées
- La population paie le prix fort d’un conflit sans fin
Le Soudan se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Soit ses dirigeants trouvent le moyen de dépasser les vieilles haines et les alliances toxiques, soit le pays continuera de sombrer dans le chaos. Pour l’instant, rien n’indique que la raison l’emporte sur les intérêts partisans.









