Imaginez perdre votre maison, vos proches, tout ce que vous avez construit en quelques heures à cause d’une tempête d’une violence jamais vue. Et réaliser, des années plus tard, que cette catastrophe n’était pas seulement « naturelle »… mais amplifiée par les choix d’une poignée de multinationales installées à l’autre bout du monde. C’est exactement ce que vivent aujourd’hui des survivants du typhon Rai aux Philippines.
Ils ont décidé de ne plus se taire. Direction Londres, siège du géant Shell. Une plainte déposée devant la Haute Cour britannique pourrait bien marquer un tournant dans la lutte contre l’impunité des grands pollueurs.
Une plainte historique contre Shell à Londres
En décembre 2021, le typhon Rai (connu localement sous le nom d’Odette) a balayé plusieurs îles des Philippines avec des vents dépassant les 270 km/h. Bilan : plus de 400 morts, des centaines de milliers de sans-abri et des dégâts estimés à plusieurs milliards d’euros. Des régions entières ont été rayées de la carte en quelques heures.
Quatre ans plus tard, 103 survivants et familles de victimes ont franchi un cap inédit. Soutenus par plusieurs organisations de défense de l’environnement et des droits humains, ils assignent Shell en justice au Royaume-Uni. Leur accusation est claire : le géant pétrolier porte une responsabilité directe dans l’intensification de cette catastrophe à cause de ses émissions massives de gaz à effet de serre depuis des décennies.
Cette action n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une vague mondiale de procédures visant à faire payer les entreprises fossiles pour les dommages climatiques qu’elles provoquent, même très loin de leurs sièges sociaux.
Qui sont les plaignants ?
Parmi eux, Trixy Elle, 34 ans, mère de famille et pêcheuse. Son témoignage glace le sang.
« Les habitants des îles comme nous ne contribuent que très peu à la pollution. Mais qui en paye le prix ? Les pauvres comme nous »
Elle a tout perdu lors du passage de Rai : sa maison familiale, quatre bateaux de pêche qui faisaient vivre sa famille, et surtout la sécurité de ses enfants. Aujourd’hui encore, elle rembourse les prêts contractés pour survivre après la catastrophe. Elle réclame un million de pesos philippins (environ 14 500 euros) de dommages et intérêts. Une somme modeste pour Shell, mais vitale pour elle.
Les 102 autres plaignants viennent des zones les plus pauvres et les plus exposées des Visayas et de Mindanao. Beaucoup sont des pêcheurs, des agriculteurs, des mères célibataires. Des gens qui n’avaient déjà presque rien… et à qui il ne reste plus rien.
Sur quoi repose leur plainte ?
Les avocats s’appuient sur plusieurs piliers scientifiques et juridiques solides :
- Des études d’attribution climatique récentes qui démontrent qu’un typhon comme Rai aurait été beaucoup moins intense sans le réchauffement causé par l’Homme.
- Le fait que Shell est responsable d’environ 2 % des émissions historiques mondiales de CO2 liées aux combustibles fossiles, soit plus de 41 milliards de tonnes.
- Le groupe savait depuis les années 1980 les dangers de ses activités, mais a continué à développer l’extraction pétrolière.
- Un revirement récent : Shell a assoupli plusieurs de ses objectifs climatiques pour privilégier la rentabilité à court terme.
En résumé : les plaignants affirment que Shell ne peut pas invoquer l’ignorance. L’entreprise a sciemment contribué à rendre des catastrophes comme Rai plus fréquentes et plus destructrices.
Pourquoi Londres ?
Shell Plc, la maison-mère, est enregistrée au Royaume-Uni depuis 2022 (après avoir quitté les Pays-Bas). La justice britannique permet donc d’attaquer directement le siège mondial du groupe.
La plainte est déposée sous le droit philippin pour les dommages subis, mais devant une cour anglaise. Une stratégie juridique astucieuse qui évite les lenteurs et les pressions possibles dans le système judiciaire philippin.
La réponse de Shell
Le groupe n’a pas tardé à réagir. Un porte-parole a qualifié la plainte d’« allégation infondée » qui « n’aidera ni à lutter contre le changement climatique, ni à réduire les émissions ».
Shell met en avant ses efforts pour réduire les émissions de ses propres opérations et celles de ses clients. Un argument qui peine à convaincre quand on sait que l’entreprise continue d’investir massivement dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers.
Un précédent qui pourrait faire trembler l’industrie fossile
Cette affaire n’est pas la première, mais elle pourrait être l’une des plus symboliques.
En mai dernier, un tribunal allemand a reconnu pour la première fois la responsabilité mondiale des grandes entreprises énergétiques pour les dommages climatiques, où qu’ils se produisent. Un signal fort.
Au même moment, la Cour internationale de justice a rendu un avis (non contraignant mais très influent) estimant que les États – et par extension les entreprises – pourraient être tenus de réparer les dommages causés par leurs émissions excessives.
Toutes ces décisions convergent. Les juges du monde entier commencent à considérer le changement climatique non plus comme une fatalité, mais comme un préjudice imputable.
Les Philippines, en première ligne du chaos climatique
L’archipel philippin est frappé chaque année par une vingtaine de typhons. Mais la science est formelle : le réchauffement rend ces tempêtes plus intenses, plus lentes, et donc plus destructrices.
Les Philippines font partie des pays qui émettent le moins de gaz à effet de serre… mais qui en subissent les conséquences les plus brutales. Une injustice criante qui nourrit la colère des victimes.
Vers une jurisprudence du « pollueur-payeur » planétaire ?
Si les survivants obtiennent gain de cause, même partiellement, ce serait une première mondiale. Une entreprise fossile condamnée à payer directement des victimes pour des dommages climatiques survenus à des milliers de kilomètres.
Les répercussions seraient immenses :
- Des centaines d’autres plaintes pourraient suivre dans le monde entier.
- Les assurances et les investisseurs commenceraient à considérer le « risque climatique juridique » comme un risque majeur.
- Les conseils d’administration des géants pétroliers devraient intégrer la possibilité de devoir payer des milliards en réparations.
En clair : le modèle économique des énergies fossiles deviendrait beaucoup moins rentable.
Et maintenant ?
La procédure ne fait que commencer. Shell va certainement tenter de faire rejeter la plainte pour manque de compétence territoriale ou absence de lien de causalité direct.
Mais les plaignants et leurs avocats sont déterminés. Ils savent que même en cas de défaite, leur action aura fait bouger les lignes. Le simple fait qu’une cour britannique accepte d’examiner une telle plainte serait déjà une victoire symbolique énorme.
Car au fond, cette histoire n’est pas seulement celle de 103 Philippins contre une multinationale. C’est celle de millions de personnes dans le monde qui, un jour, pourraient dire : « Assez. Vous avez profité pendant des décennies. Aujourd’hui, vous payez la note. »
Et cette note risque d’être salée.









