Imaginez la scène : au crépuscule, au milieu des Caraïbes, un hélicoptère noir surgit au-dessus d’un pétrolier de 300 mètres de long. Des soldats lourdement armés descendent en rappel sur le pont tandis que le navire tente de fuir. Ce n’est pas un film hollywoodien. C’est l’opération ordonnée personnellement par le président américain contre un tanker transportant du pétrole vénézuélien et iranien. Une opération qui fait franchir un nouveau cap dans la guerre froide qui oppose Washington à Caracas.
Une saisie qui change la donne dans les Caraïbes
Pour la première fois, les États-Unis passent à l’abordage direct d’un navire commercial lié au gouvernement vénézuélien. Le pétrolier Skipper, chargé d’1,1 million de barils de brut, a été intercepté en eaux internationales alors qu’il faisait route, selon plusieurs sources, vers Cuba. L’opération a été menée par les garde-côtes américains avec un déploiement impressionnant : hélicoptères, navires de guerre et unités spéciales.
Caracas a immédiatement dénoncé un « acte de piraterie internationale ». Cuba a exprimé son « soutien absolu » à son allié. Et Moscou ? Vladimir Poutine a appelé personnellement Nicolas Maduro pour lui assurer sa « solidarité » face aux « pressions extérieures croissantes ».
Que transportait vraiment le Skipper ?
Le navire battant pavillon panaméen était sous sanctions américaines depuis 2022. Motif officiel : liens présumés avec le Corps des gardiens de la révolution iranienne et le Hezbollah. Le Trésor américain le considère comme un outil de contournement des sanctions contre l’Iran et le Venezuela.
Pendant plusieurs semaines, le tanker avait coupé son transpondeur AIS, navigant en mode « fantôme ». Une pratique courante pour les navires sanctionnés, mais qui attire inévitablement l’attention des satellites et des avions de patrouille américains. Quand il a rallumé son signal mercredi, il était déjà trop tard : les forces américaines l’attendaient.
« Il s’agissait d’une opération réussie dirigée par le président afin de s’assurer que nous ripostions contre un régime qui inonde systématiquement notre pays de drogues mortelles »
Kristi Noem, ministre américaine à la Sécurité intérieure
L’argument du narcotrafic : réalité ou prétexte ?
Washington accuse depuis des années le gouvernement Maduro d’être à la tête d’un cartel appelé le « Cartel des Soleils ». L’administration américaine affirme que des généraux et hauts fonctionnaires vénézuéliens protègent et organisent le trafic de cocaïne vers les États-Unis via les Caraïbes et l’Amérique centrale.
Mais de nombreux experts nuancent fortement cette version. Le Venezuela n’est pas un pays producteur de cocaïne (la plante pousse principalement en Colombie, au Pérou et en Bolivie). Il peut être une zone de transit, mais les flux principaux passent plutôt par le Mexique et les routes du Pacifique, selon les rapports de la DEA elle-même.
Alors pourquoi insister autant sur ce narratif ? Pour beaucoup d’observateurs, l’accusation de narcotrafic permet à Washington de justifier des mesures extrêmes qui seraient autrement difficiles à défendre sur le plan du droit international.
La riposte russe change l’équation
Le timing du coup de fil entre Poutine et Maduro n’a rien d’anodin. Moins de 24 heures après la saisie, le Kremlin publie un communiqué sans équivoque : la Russie « confirme son soutien » au président vénézuélien et condamne les « pressions extérieures ».
Ce n’est pas la première fois que Moscou vole au secours de Caracas. La Russie est le principal créancier du Venezuela (plus de 10 milliards de dollars de prêts) et Rosneft a longtemps été le premier acheteur de pétrole vénézuélien malgré les sanctions. Des conseillers militaires russes sont également présents sur le sol vénézuélien depuis 2019.
Cette alliance a une dimension stratégique claire : pour Moscou, perdre le Venezuela signifierait perdre un allié clé en Amérique latine et voir les États-Unis consolider leur domination dans l’hémisphère occidental.
Une opération légale ou un précédent dangereux ?
La saisie s’est déroulée en eaux internationales, à environ 60 kilomètres des côtes de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Juridiquement, les États-Unis s’appuient sur leurs lois nationales de sanctions et sur la convention des Nations unies contre le trafic de stupéfiants.
Mais de nombreux juristes internationaux contestent cette interprétation. Un navire battant pavillon étranger, en haute mer, transportant du pétrole (produit légal) entre deux pays souverains… La légalité de l’opération fait débat.
Le sénateur démocrate Mark Kelly s’est publiquement interrogé : « S’il s’agit d’un changement de régime, cela n’a jamais bien fonctionné pour nous ». Il cite le Vietnam, l’Irak ou encore les tentatives passées à Cuba.
Et maintenant ? Les scénarios possibles
Plusieurs issues sont envisageables dans les prochains jours et semaines :
- Le pétrolier est dérouté vers un port américain (probablement Porto Rico ou la Floride) et sa cargaison vendue aux enchères, comme cela a déjà été fait avec du pétrole iranien.
- Le Venezuela porte plainte devant les instances internationales (Cour pénale internationale, Tribunal du droit de la mer…).
- Des représailles vénézuéliennes ou iraniennes contre des navires américains ou alliés.
- Une escalade militaire limitée dans les Caraïbes avec déploiement supplémentaire de navires russes (déjà annoncé à plusieurs reprises).
Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, s’est dit « inquiet » et a appelé à éviter toute action pouvant « déstabiliser le Venezuela et la région ».
Un air de déjà-vu qui inquiète l’Amérique latine
Pour beaucoup de gouvernements latino-américains, cette opération rappelle les heures les plus sombres de l’interventionnisme américain dans la région. La doctrine Monroe (« l’Amérique aux Américains ») semble resurgir sous une forme moderne : sanctions, blocus naval, opérations spéciales.
Même des pays traditionnellement alignés sur Washington, comme la Colombie, observent la situation avec prudence. Personne ne souhaite voir les Caraïbes redevenir un terrain de confrontation entre grandes puissances.
La saisie du Skipper n’est peut-être qu’un épisode parmi d’autres dans la longue crise vénézuélienne. Mais elle marque incontestablement un tournant. Washington passe d’une guerre économique à une forme d’action directe en mer. Et quand les grandes puissances commencent à s’affronter par navires interposés, l’histoire montre rarement une issue pacifique.
La question que tout le monde se pose désormais dans les chancelleries : jusqu’où ira cette escalade ? Et surtout, qui paiera le prix d’une nouvelle guerre froide aux portes de l’Amérique ?









