Le groupe aéronautique français Safran, numéro 1 ou 2 mondial dans plusieurs domaines clés comme les moteurs d’avions et les équipements de sécurité, s’apprête à changer d’échelle dans le secteur de la défense et du spatial militaire aux États-Unis. C’est ce qu’a annoncé sa direction lors de la présentation de son plan stratégique pour 2024-2028. Décryptage d’une ambition qui pourrait redistribuer les cartes.
Un marché hautement stratégique et sensible
Accéder aux contrats militaires américains relevant de la sécurité nationale représente un défi de taille pour une entreprise étrangère, même de la stature de Safran. Le marché de la défense outre-Atlantique est en effet non seulement gigantesque en termes de volumes et de valeur, mais il revêt aussi un caractère stratégique. Les technologies et secrets industriels y sont particulièrement protégés.
Pour un groupe comme Safran, décrocher des contrats avec le Pentagone ou des agences spatiales sur des programmes sensibles serait donc une consécration, ouvrant la voie à une croissance significative dans ces secteurs. Mais la marche est haute. Il faut pouvoir garantir une étanchéité totale vis-à-vis de la maison-mère française et se conformer à des règles draconiennes en matière de sécurité et de confidentialité.
Une nouvelle filiale américaine pour se positionner
Pour se donner les moyens de ses ambitions, Safran prévoit donc logiquement de créer une nouvelle filiale dédiée sur le sol américain. Basée aux États-Unis et dirigée par des Américains, elle sera soumise au régime des sociétés contrôlées par des intérêts étrangers. Un statut contraignant mais qui peut permettre, sous conditions, d’accéder à des contrats sensibles.
Cette entité aura pour mission de développer l’activité de Safran dans l’électronique de défense, les moteurs militaires et les équipements spatiaux outre-Atlantique. Elle capitalisera sur les positions déjà solides du groupe dans le pays, qui y réalise 40% de son chiffre d’affaires, tout en marquant une rupture en termes de gouvernance et de fonctionnement pour inspirer confiance aux autorités américaines.
Dassault Aviation comme modèle
Dans cette démarche, Safran pourra s’inspirer de l’expérience de Dassault Aviation. Le constructeur du Rafale est parvenu à s’implanter industriellement aux États-Unis tout en décrochant des contrats sensibles, comme celui du nouveau jet d’entraînement avancé TX de l’US Air Force. Un tour de force rendu possible par la création d’une filiale ad hoc, Dassault Falcon Jet, soumise à un régime de sécurité renforcé.
Le choix américain de Dassault pour le programme TX montre qu’il est possible pour une entreprise française de percer sur le marché de la défense US, y compris sur des contrats de premier rang. Mais cela demande des investissements lourds, une présence industrielle forte et beaucoup de ténacité.
Un expert du secteur aéronautique
Miser sur les partenariats industriels
Au-delà des aspects de gouvernance et de sécurité, Safran devra aussi convaincre sur le plan technologique et industriel. Le groupe mise pour cela sur sa capacité d’innovation, son expérience des grands programmes aéronautiques civils et militaires, ainsi que sur des partenariats stratégiques avec des acteurs américains.
Safran travaille déjà avec GE Aviation sur le moteur CFM, qui équipe de nombreux avions de ligne dans le monde. Cette coopération pourrait être un atout pour développer de nouveaux moteurs militaires. Dans le spatial, le groupe français est un partenaire clé de Boeing sur les lanceurs et collabore avec Lockheed Martin sur les satellites.
Nous avons bâti au fil des années un écosystème de partenaires industriels de premier plan aux États-Unis. Ces relations de confiance seront essentielles pour nous positionner sur de nouveaux programmes de défense et du spatial militaire.
Olivier Andriès, directeur général de Safran
Un défi à hauts risques
Malgré ces atouts, la bataille s’annonce rude pour Safran. Le marché américain de la défense reste dominé par des géants comme Lockheed Martin, Northrop Grumman ou Raytheon, qui bénéficient d’une relation étroite et ancienne avec le Pentagone. Airbus, le grand rival européen de Boeing, peine lui-même à s’y imposer malgré de lourds investissements.
Les enjeux de souveraineté sont également prégnants, surtout dans le spatial militaire où les États-Unis entendent garder une avance technologique. Ils pourraient être réticents à confier des contrats trop sensibles à un acteur étranger, fut-il un allié proche comme la France.
Percer le mur du spatial militaire et de la défense américaine sera un défi de longue haleine pour Safran. Le groupe devra faire preuve de persévérance et d’agilité stratégique, sans négliger ses positions en Europe.
Une analyste financière spécialisée dans l’aéronautique
Consolider les positions européennes
L’offensive américaine ne doit en effet pas faire oublier à Safran l’importance de son ancrage européen. Le groupe est un acteur clé des programmes aéronautiques et de défense du Vieux Continent, comme l’avion de combat Rafale, l’hélicoptère Tigre ou le moteur de l’A400M. Il est aussi très présent dans le spatial civil avec Arianespace.
Pour les experts, Safran doit veiller à consolider ces positions tout en investissant aux États-Unis. Un exercice d’équilibriste délicat, qui demandera de lourds investissements humains et financiers des deux côtés de l’Atlantique. Mais le jeu en vaut peut-être la chandelle, au vu du potentiel de croissance dans la défense et le spatial militaire.
Conclusion
L’ambition américaine de Safran dans la défense et le spatial militaire est un pari audacieux, qui témoigne du dynamisme et de la vision stratégique de ce fleuron industriel français. S’il parvient à convaincre le Pentagone et les agences spatiales de lui confier des contrats sensibles, le groupe aura réussi un véritable tour de force. Mais le chemin sera long et semé d’obstacles.
Cette aventure sera donc suivie avec attention, non seulement par le monde aéronautique mais aussi par tous les industriels européens qui rêvent de décrocher des contrats outre-Atlantique. Elle pourrait ouvrir la voie à une nouvelle ère de coopération transatlantique dans des secteurs stratégiques. Où être le prélude à de futures déconvenues. Réponse dans les prochaines années, au gré des succès ou des revers de Safran dans sa conquête de l’Ouest.