Il est un peu plus de minuit en ce début décembre à Romagnieu, paisible commune de 1 800 âmes nichée dans la plaine de l’Isère. Les lumières du garage Didier Yvrai brillent encore. Pour la deuxième nuit consécutive, des ombres rôdent autour des voitures en réparation. Cette fois, le patron et son fils décident que ça suffit.
Quand la goutte d’eau fait déborder le fusil
Deux nuits. Deux cambriolages. La première, cinq individus repartent avec des pièces détachées. La seconde, le garagiste de 53 ans, épuisé par ses quinze heures quotidiennes, attrape son fusil de chasse légalement détenu et tire en direction des intrus qui fuient. Un adolescent de 15 ans reçoit des plombs dans le haut du corps. Grièvement blessé, il est hospitalisé. Didier, lui, passe la nuit en garde à vue.
Le lendemain matin, le village entier est sous le choc… mais pas celui qu’on pourrait croire.
« C’est un gentil, un vrai bosseur »
Dans le café situé à deux pas du garage, les habitués ne décolèrent pas. Chloé, cliente régulière, raconte les yeux humides :
« Il m’a déjà fait crédit plusieurs fois quand j’étais dans le rouge. Toujours un sourire, toujours dispo, même à 22 heures pour une crevaison. Et là, on le traite comme un criminel ? »
Roger, 80 ans, ancien agriculteur du coin, tape du poing sur la table :
« Scandaleux ! Il faudrait se laisser piquer son outil de travail sans rien dire ? Baisser son pantalon devant des voyous ? Didier, c’est pas un voyou, c’est un type serviable qui en a marre qu’on lui marche dessus ! »
Un ras-le-bol qui dépasse Romagnieu
Ce qui se passe à Romagnieu n’est pas un cas isolé. C’est l’expression brutale d’un sentiment qui monte depuis des années dans les campagnes et les petites villes françaises : celui d’être abandonné face à une délinquance de plus en plus précoce et organisée.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon les statistiques officielles, les cambriolages ont augmenté de plus de 50 % dans certaines zones rurales entre 2016 et 2023. Les forces de l’ordre, elles, sont de moins en moins présentes la nuit. Résultat : beaucoup de commerçants et d’artisans dorment désormais avec une arme à portée de main.
Didier n’est ni le premier ni le dernier. On se souvient du boulanger de l’Aude qui avait tiré sur un cambrioleur en 2018, du agriculteur de Dordogne en 2021, du bijoutier de Nice en 2013… À chaque fois la même séquence : un artisan excédé, un tir, un blessé ou un mort, une garde à vue, une mise en examen… et une partie de l’opinion qui hurle à l’injustice.
La légitime défense, ce droit fantôme
En théorie, le Code pénal français autorise la légitime défense. En pratique, les critères sont si stricts que beaucoup de juristes parlent d’un « droit en sursis ».
Pour être reconnu, il faut réunir cumulativement :
- Une agression réelle et actuelle
- Une riposte nécessaire
- Une proportionnalité entre l’attaque et la défense
- Une simultanéité parfaite
Dans le cas de Romagnieu, les cambrioleurs prenaient la fuite quand les coups de feu ont été tirés. C’est ce point précis qui risque de coûter cher à Didier et à son fils. Même si, pour les villageois, « ils n’avaient pas à être là ».
Patrice Lamberti, l’autre garagiste du village, résume le dilemme :
« On veut défendre notre bien, c’est normal. On comprend qu’on puisse voir rouge… Mais on ne peut pas non plus tirer sur des personnes. Sauf que quand tu te fais cambrioler deux nuits de suite et que personne ne vient… tu fais quoi ? »
Un mineur de 15 ans dans la ligne de mire
C’est l’élément qui complique tout. Le blessé a 15 ans. Dans l’imaginaire collectif, un adolescent reste un enfant. Peu importe qu’il commette un délit de nuit, en bande, sur un lieu privé. L’âge joue automatiquement en sa faveur dans le récit médiatique et judiciaire.
Pourtant, les chiffres de la délinquance des mineurs explosent. En 2024, les mis en cause de moins de 18 ans représentent près de 30 % des auteurs de cambriolages dans certaines régions. Et les récidivistes de 13-16 ans ne sont plus une exception.
À Romagnieu, personne ne se réjouit que le jeune soit blessé. Mais beaucoup refusent qu’on fasse passer le garagiste pour un monstre sous prétexte que son agresseur est mineur.
La maire prend position
Céline Revol, maire de Romagnieu, a choisi son camp. Elle parle d’un homme « très honorable » et « regrette profondément la situation ». Dans un communiqué discret mais ferme, elle rappelle que son village, comme tant d’autres, souffre d’une insécurité grandissante et d’un sentiment d’abandon.
Des habitants envisagent déjà une manifestation de soutien devant le tribunal si Didier venait à être renvoyé aux assises.
Et maintenant ?
L’enquête est en cours. Elle devra déterminer si la riposte était proportionnée, si le danger était encore imminent au moment des tirs, si l’usage de l’arme était justifié.
Mais au-delà du cas Didier Yvrai, c’est toute une fracture qui se révèle : celle qui sépare ceux qui estiment que la propriété et le travail doivent être défendus, parfois avec la force, et ceux qui considèrent que l’État détient le monopole absolu de la violence, même quand il brille par son absence à 2 heures du matin.
Dans les ruelles de Romagnieu, on discute beaucoup ces jours-ci. On parle de pétition, de cagnotte pour les frais d’avocat, de rondes citoyennes. On parle surtout d’un homme qui a craqué après des années à se battre seul.
Et quelque part, dans le silence des campagnes françaises, des milliers d’autres artisans, commerçants, agriculteurs se reconnaissent dans l’histoire de Didier. Ils se demandent simplement : « Et si c’était moi, demain ? »
La réponse, malheureusement, personne ne l’a encore.









