Imaginez une loi votée il y a quelques années pour stopper net l’importation en Europe de produits responsables de la destruction des dernières grandes forêts tropicales. Une mesure forte, applaudie par les écologistes du monde entier. Et puis, presque du jour au lendemain, elle est repoussée d’un an, avec le soutien actif de l’extrême droite et d’une partie de la majorité traditionnelle. C’est exactement ce qui vient de se produire à Strasbourg.
Un report voté à une large majorité
Mercredi, les eurodéputés ont approuvé le décalage d’un an de l’entrée en vigueur de la réglementation européenne sur les produits sans déforestation. Initialement prévue pour fin 2025, elle ne s’appliquera désormais qu’à la toute fin 2026 pour les grandes entreprises, et même mi-2027 pour les plus petites. Le vote a été clair : 402 voix pour, 250 contre.
Ce texte reprend presque mot pour mot l’accord trouvé quelques jours plus tôt entre les États membres. Il inclut également une clause de révision prévue en avril 2026, c’est-à-dire plusieurs mois avant la nouvelle date d’application. Autrement dit, la loi pourra être à nouveau modifiée, voire édulcorée, bien avant d’entrer en vigueur.
Qui a voté quoi ?
Le paysage politique est révélateur. La droite du PPE et l’extrême droite (groupe ID et une partie des Conservateurs) ont massivement soutenu le report. Les centristes de Renew se sont divisés, certains suivant la ligne gouvernementale de leurs pays respectifs. À gauche, socialistes, verts et gauche radicale ont voté contre, dénonçant un recul historique.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois en quelques semaines que ces deux blocs, droite et extrême droite, s’allient pour affaiblir des textes environnementaux. Mi-novembre, ils avaient déjà largement amputé la directive sur le devoir de vigilance des entreprises, pourtant censée obliger les multinationales à respecter droits humains et environnement dans leurs chaînes d’approvisionnement.
De quoi parle-t-on exactement ?
La réglementation, adoptée en 2023 après des années de négociations, interdit purement et simplement la mise sur le marché européen de sept produits s’ils proviennent de terres déboisées après décembre 2020. Les produits concernés sont :
- l’huile de palme
- le soja
- le cacao
- le café
- le bois
- le caoutchouc
- le bœuf
Pour chaque lot importé, les entreprises doivent prouver, via géolocalisation et analyses, que la parcelle d’origine n’a pas été déforestée après cette date butoir. En cas de doute ou de fraude, amendes et saisie des marchandises sont prévues.
Pourquoi un tel revirement ?
Plusieurs arguments ont été avancés par les partisans du report. Le premier, et le plus souvent répété, est la complexité technique. Beaucoup d’entreprises, notamment les PME, affirment ne pas être prêtes à collecter toutes les données exigées. Les systèmes informatiques nationaux censés centraliser les déclarations de conformité ne sont pas tous opérationnels.
Le deuxième argument est économique. Des pays producteurs, notamment en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, ont fait pression sur Bruxelles, estimant que la loi crée une barrière commerciale déguisée. Certains ont même menacé de porter plainte devant l’Organisation mondiale du commerce.
Enfin, il y a la question de la concurrence. Face à la Chine ou aux États-Unis, jugés moins regardants sur les critères environnementaux, plusieurs capitales européennes estiment que trop de contraintes tuent la compétitivité.
L’Allemagne, moteur discret du report
Derrière les discours, un pays a particulièrement pesé : l’Allemagne. Berlin a été l’un des plus fervents défenseurs du report et de la clause de révision. Officiellement pour des raisons techniques, mais beaucoup y voient aussi la volonté de protéger son industrie automobile (le caoutchouc naturel) et ses importateurs de matières premières.
La colère des ONG
Du côté des associations de protection de l’environnement, c’est la douche froide. Pour beaucoup, ce énième report sonne comme un abandon pur et simple. Une responsable d’une grande ONG spécialisée dans les forêts tropicales parle même de « farce » : « On nous promettait une loi révolutionnaire, et on assiste à son démantèlement progressif ».
« Les tentatives incessantes de réviser, voire de détruire cette réglementation sont une farce. »
Fern, ONG de protection des forêts
Les scientifiques sont tout aussi inquiets. Chaque année de report signifie des centaines de milliers d’hectares de forêt primaire détruits pour produire de l’huile de palme ou du soja destinés au marché européen. Or, ces forêts abritent une biodiversité irremplaçable et stockent des quantités colossales de carbone.
Un air de déjà-vu
Ce n’est pas la première fois que l’Union européenne recule sur ses ambitions climatiques. Ces dernières années, plusieurs textes phares du Pacte vert ont été édulcorés ou repoussés :
- la réforme du marché du carbone pour le transport et le bâtiment, fortement allégée
- la loi sur la restauration de la nature, vidée de sa substance
- les normes Euro 7 pour les véhicules, assouplies sous pression allemande
- le règlement sur les pesticides, purement et simplement abandonné
Chaque fois, le même schéma : annonce ambitieuse, puis lobbying intense des industriels et des États, et enfin compromis au rabais.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Techniquement, il reste une dernière étape : la concertation finale entre Parlement et Conseil. Mais elle n’est qu’une formalité. Le report sera officiel d’ici la fin de l’année.
Ensuite, tout se jouera en avril 2026 lors de cette fameuse clause de revoyure. D’ici là, les lobbies auront deux ans supplémentaires pour tenter de vider définitivement la loi de son contenu. Certains parient déjà sur une application limitée à quelques produits seulement, ou sur des seuils de déforestation tolérée.
Pour les défenseurs de la forêt, la bataille est loin d’être terminée. Ils promettent de maintenir la pression sur les institutions européennes et sur les gouvernements nationaux. Car au-delà des considérations techniques ou économiques, c’est bien la crédibilité même de l’Union européenne en matière climatique qui est en jeu.
Après avoir voulu être le leader mondial de la transition écologique, l’Europe semble aujourd’hui hésiter. Entre ambitions affichées et réalités politiques, le chemin reste semé d’embûches. Et pendant ce temps, les tronçonneuses continuent de tourner dans les dernières grandes forêts de la planète.
En résumé : La loi européenne contre la déforestation importée est repoussée d’un an, avec une possible révision dès 2026. Soutenu par la droite et l’extrême droite, ce report illustre les difficultés croissantes de l’UE à tenir ses engagements climatiques face aux pressions économiques et aux divisions politiques internes.









