Quatre ans. Quatre longues années d’attente pour certaines victimes avant que leur affaire ne passe enfin devant un tribunal. Au Royaume-Uni, ce délai insoutenable est devenu la norme plutôt que l’exception, et le gouvernement a décidé qu’il était temps d’agir, même si cela signifie remettre en cause un pilier vieux de plusieurs siècles : le jury populaire.
Une réforme présentée comme la plus ambitieuse depuis des décennies
Ce mardi, le ministre de la Justice doit déposer devant le Parlement un projet de loi qualifié de « modernisation la plus radicale » du système judiciaire depuis une génération. Au cœur de cette refonte : la volonté farouche de vider des tribunaux complètement saturés.
Près de 80 000 dossiers attendent actuellement d’être jugés devant les Crown Courts, ces juridictions où siège le fameux jury de douze citoyens. Ce chiffre a plus que doublé depuis 2019. Sans intervention massive, il pourrait atteindre les 100 000 d’ici 2028.
La mesure qui fait trembler le monde judiciaire
L’idée centrale est simple, et pourtant elle provoque un véritable séisme : retirer le droit au jury pour toute une catégorie d’infractions pénales.
Jusqu’à présent, les délits les plus graves (vols aggravés, cambriolages importants, trafic de drogue de moyenne importance) pouvaient être jugés soit par un jury, soit par des magistrats professionnels. Désormais, ceux passibles de trois à cinq ans de prison seraient systématiquement confiés à des juges seuls.
David Lammy, le ministre de la Justice, a beau répéter qu’il a « défendu le système des jurys toute [sa] vie », il estime que le risque d’effondrement total du système est trop grand pour ne rien faire.
« Je ne veux pas que le système s’effondre »
David Lammy, ministre de la Justice
Des victimes qui abandonnent avant même le procès
Derrière les chiffres froids se cache une réalité humaine dramatique. Plus de 10 % des victimes de viol sur adultes renoncent à poursuivre la procédure, épuisées par l’attente interminable.
Quatre ans, cela signifie revivre le traumatisme à chaque anniversaire, à chaque fête de fin d’année, à chaque fois qu’on croise quelqu’un qui ressemble à l’agresseur. Cela signifie aussi voir les preuves s’effacer, les témoins oublier, la vie suspendue.
Le gouvernement met en avant ces victimes pour justifier sa réforme. Plus de rapidité, c’est aussi plus de chances que justice soit rendue avant que la personne concernée ne baisse définitivement les bras.
Une fronde inédite des avocats
Mais tout le monde n’est pas convaincu. Une centaine d’avocats a déjà adressé une lettre ouverte au ministère de la Justice la semaine dernière. Leur crainte ? Que cette mesure ne signe la fin progressive du jury populaire, symbole de la démocratie britannique.
Le jury, ce n’est pas seulement douze personnes dans une boîte. C’est l’idée que n’importe quel citoyen peut participer à l’administration de la justice. C’est le rempart contre un pouvoir judiciaire trop éloigné du peuple.
En confiant davantage de dossiers à des juges professionnels, ne risque-t-on pas de créer une justice à deux vitesses ? Une justice rapide pour les affaires « intermédiaires », et une justice solennelle, mais interminable, réservée aux crimes les plus graves ?
Un investissement massif pour les victimes et les témoins
Pour faire passer la pilule, le gouvernement a sorti le chéquier. Une enveloppe supplémentaire de 550 millions de livres sur trois ans doit être consacrée au soutien des victimes et des témoins tout au long de la procédure.
Cet argent servira à renforcer les services d’accompagnement psychologique, à améliorer la prise en charge logistique, à former davantage de personnel spécialisé. L’idée est claire : si on demande aux victimes d’être patientes, il faut au moins leur offrir un soutien à la hauteur de leur souffrance.
550 millions de livres : c’est le montant annoncé pour améliorer l’accompagnement des victimes et témoins sur les trois prochaines années.
Comment en est-on arrivé là ?
Pour comprendre l’ampleur de la crise, il faut remonter plusieurs années en arrière. La pandémie de Covid-19 a porté un coup terrible au fonctionnement des tribunaux. Audiences reportées, salles fermées, jurés réticents à siéger… le retard s’est accumulé à une vitesse folle.
Mais le problème est plus ancien. Années après années, les gouvernements successifs ont réduit les budgets de la justice. Moins de personnel, moins de moyens, et pourtant une criminalité qui ne baisse pas aussi vite qu’espéré.
Résultat : un système au bord de l’implosion, où même les affaires les plus simples prennent des mois, voire des années, avant d’être jugées.
Et demain ? Vers une justice sans jurys ?
La question que tout le monde se pose maintenant est simple : cette réforme est-elle un pansement sur une jambe de bois, ou le début d’une transformation profonde du système judiciaire britannique ?
Le gouvernement assure qu’il ne touche pas aux crimes les plus graves. Meurtres, viols, attentats : le jury restera. Mais où trace-t-on la ligne ? Et surtout, qui décidera demain que cinq ans de prison, ce n’est plus assez « grave » pour mériter douze citoyens ?
Certains y voient le début d’une pente glissante. D’autres, au contraire, estiment qu’il est temps d’entrer dans le XXIe siècle et d’adopter un système plus efficace, comme celui de nombreux pays européens où le jury est l’exception plutôt que la règle.
Un débat qui dépasse largement les frontières britanniques
Ce qui se passe outre-Manche nous concerne tous. Le jury populaire, héritage de la Magna Carta, est un symbole universel de justice démocratique. Le voir reculer, même partiellement, pose des questions fondamentales.
Jusqu’où peut-on sacrifier les principes au nom de l’efficacité ? La rapidité est-elle plus importante que la légitimité populaire du verdict ? Et surtout : quand un système est en crise, faut-il le réparer… ou le remplacer ?
Le Parlement britannique s’apprête à ouvrir un débat qui, quelle que soit son issue, marquera durablement l’histoire judiciaire du pays. Et peut-être bien au-delà.
La justice rapide est-elle nécessairement une justice moins juste ?
Le Royaume-Uni est en train de nous apporter une réponse… que nous ne sommes peut-être pas prêts à entendre.
Une chose est sûre : rarement une réforme purement technique n’aura soulevé autant de questions philosophiques, démocratiques et humaines. À suivre, donc. De très près.









