Dans les rues de Damas, une scène inédite se déroule en ce vendredi ensoleillé. Sur la place du Hijaz, au cœur de la capitale syrienne, une foule silencieuse mais déterminée s’est rassemblée. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, tous ont en commun d’avoir perdu un être cher, disparu dans les méandres des prisons du régime de Bachar al-Assad. Aujourd’hui, après plus de 13 ans d’une guerre dévastatrice qui a ravagé le pays, ils sont là pour réclamer des réponses et exiger que justice soit faite.
Le vent du changement souffle sur la Syrie depuis le renversement du président Assad le 8 décembre dernier. Les nouvelles autorités, dominées par les islamistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), ont promis de rompre avec les pratiques de l’ancien régime. Mais pour les familles des disparus, les blessures restent à vif. Brandissant les portraits de leurs proches, parfois à peine reconnaissables tant les traces de torture sont visibles, ils interpellent le nouveau pouvoir.
Je faisais partie des gens qui avaient peur, c’est la première fois que je manifeste.
Amani el-Hallaq, 28 ans, venue réclamer le corps de son cousin enlevé en 2012
Comme Amani, ils sont nombreux à oser prendre la parole pour la première fois, galvanisés par l’espoir d’obtenir enfin des réponses. Sur les pancartes, les slogans se font pressants : « Révéler le sort des disparus est un droit », « Je ne veux pas une tombe inconnue pour mon fils, je veux la vérité ». Au balcon de l’ancienne gare de Damas, élégante bâtisse ottomane, une banderole noire clame : « Il est temps pour les tyrans de rendre des comptes ».
La Douloureuse Quête Des Familles
Le sort tragique des dizaines de milliers de prisonniers et disparus est l’un des aspects les plus sombres du conflit syrien. Arrêtés lors de manifestations, raflés à des barrages ou enlevés à leur domicile, des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions ont été jetés dans les geôles du régime, souvent sans explication. Torturés, exécutés sommairement ou morts des suites des conditions de détention inhumaines, beaucoup ne sont jamais réapparus.
Pour leurs proches, condamnés à une interminable attente, le manque de réponses est une torture supplémentaire. « On veut savoir où sont les disparus, leurs corps, pouvoir les identifier », explique Amani el-Hallaq. Son cousin, dentiste en formation, a été emmené par les services de sécurité en 2012 à sa sortie de l’université. « Ils ont arraché ses ongles, il est mort sur le coup », raconte la jeune femme, un voile blanc sur les cheveux, la voix étranglée par l’émotion.
Des Preuves à Préserver
Conscientes de l’ampleur du défi, trois ONG ont appelé lundi les nouvelles autorités à prendre des mesures pour conserver les preuves des « atrocités » commises par le régime Assad. Car le temps presse. Avec la chute de l’ancien système, c’est tout un appareil répressif tentaculaire qui vacille, menaçant d’emporter avec lui les réponses tant attendues par les familles.
Un premier pas a été franchi jeudi avec l’arrestation, dans l’ouest du pays, d’un général qui dirigeait la justice militaire sous l’ancien régime. Accusé d’être responsable de la condamnation à mort de milliers de détenus à l’issue de procès expéditifs, notamment à la tristement célèbre prison de Saydnaya, il incarnait l’arbitraire et la cruauté du système Assad.
Le Long Chemin Vers La Justice
Si cette arrestation est saluée comme un signal positif, les familles savent que le chemin vers la justice et la vérité sera long et semé d’embûches. « On veut que les responsables rendent des comptes, mais de manière équitable, pour soulager les familles, afin qu’elles puissent vivre dans ce pays », souligne Youssef al-Sammaoui, revenu spécialement d’Allemagne pour manifester.
Car au-delà de la douleur individuelle, c’est la question de la réconciliation nationale et de la reconstruction du tissu social syrien qui est en jeu. Après tant d’années de violence et de divisions, la tâche s’annonce immense. Mais pour ces familles brisées, réunies par un même combat, un premier pas a été franchi. Dans le ciel de Damas, leurs voix s’élèvent, porteuses d’un fragile espoir.