Imaginez un monde où les meilleurs rugbymen et rugbywomen de la planète ne jouent plus pour leur club ou leur pays, mais pour des franchises glamour, dans des stades mythiques, avec des salaires astronomiques et un calendrier allégé. Ce rêve, porté depuis deux ans par d’anciennes gloires et de puissants investisseurs, s’appelait R360. Il devait voir le jour fin 2026. Il ne verra finalement le jour qu’en 2028… au mieux. Ce report, officialisé fin novembre 2025, ressemble à bien plus qu’un simple ajustement de planning.
R360 : quand le rugby veut imiter la Formule 1
Le concept était séduisant sur le papier. Huit franchises masculines (puis dix) et quatre féminines, sans attache géographique, financées par des marques puissantes. Un circuit mondial itinérant : Parc des Princes, Camp Nou, stades de Los Angeles, Munich, Dubaï, Hong Kong… Douze événements la première année, seize ensuite. Des salaires largement supérieurs à ceux du Top 14 ou de la Premiership. Et surtout, un calendrier qui laissait du temps pour les sélections nationales… en théorie.
À la tête du projet, une figure connue des amateurs de rugby : Mike Tindall, champion du monde 2003 avec l’Angleterre, gendre de la princesse Anne, et entrepreneur avisé. Autour de lui, des investisseurs sérieux, dont Martin Gilbert, président de la banque Revolut. L’ambition affichée ? Créer la première ligue globale privée capable de rivaliser avec le cricket, la Formule 1 ou le golf en termes d’audience mondiale.
Pourquoi ce report soudain à 2028 ?
Le communiqué officiel parle de « conditions de marché plus favorables » et de « plus grande certitude commerciale ». Traduction : le projet a pris l’eau de toutes parts. Les fédérations les plus puissantes (Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, France, Irlande, Angleterre, etc.) ont fermé la porte à coup de communiqués rageurs : tout joueur participant à R360 deviendrait inéligible en sélection. Un coup fatal, quand on sait que la majorité des stars rêvent encore du maillot national et de la Coupe du monde.
En France, la Ligue Nationale de Rugby a même envoyé une lettre particulièrement salée, listant des dizaines de questions embarrassantes : source du financement, nature des contrats, garanties juridiques… Autant de zones d’ombre qui n’ont jamais vraiment été levées.
« Le conseil d’administration a déterminé qu’un lancement en 2028 offrirait un environnement nettement plus favorable pour les joueurs, les fans et la communauté du rugby au sens large. »
Communiqué officiel R360, novembre 2025
Beau discours. Mais entre les lignes, on comprend que le projet manquait cruellement de soutiens concrets, tant du côté des joueurs que des diffuseurs et des sponsors.
Un calendrier qui fait hurler les instances
L’un des principaux points de friction ? Les dates. R360 envisageait de caler ses événements sur des fenêtres déjà occupées par le Six Nations féminin, le Rugby Championship ou encore la future Coupe du monde des clubs validée par World Rugby. Un chevauchement impossible à accepter pour les instances dirigeantes, qui y voient une menace directe sur leurs compétitions phares.
En juin 2026, le Conseil de World Rugby doit justement se prononcer sur la légitimité du projet. Beaucoup parient déjà sur un veto clair et net. Repousser à 2028 permet peut-être de passer après la Coupe du monde 2027 en Australie et d’espérer un contexte plus apaisé… ou simplement de gagner du temps pour tenter de retourner l’opinion.
Les joueurs entre rêve et réalité
Les promoteurs de R360 répètent que « les meilleurs joueurs du monde continuent de manifester un vif intérêt ». C’est possible. Un salaire doublé ou triplé, seulement 16 week-ends de compétition par an, des voyages dans des destinations de rêve… l’argumentaire est solide.
Mais la réalité est cruelle : quand les fédérations ont brandi la menace de l’exclusion définitive des sélections, beaucoup ont reculé. Seuls une poignée de joueurs se sont désistés publiquement, mais les engagements fermes restent rares. Et pour cause : quel joueur de 28-30 ans renoncerait à une dernière Coupe du monde pour une aventure incertaine ?
Mike Tindall le reconnaît à demi-mot : le report va « créer une certaine déception » chez les joueurs. Mais il assure vouloir lancer « un produit que les joueurs soutiendront pleinement ». En 2028, beaucoup des stars actuelles seront soit retraitées, soit en fin de carrière. Le vivier risque d’être bien moins sexy.
Le rugby féminin dans la tourmente
Autre promesse forte du projet : développer massivement le rugby féminin avec quatre franchises dès le départ. Une ambition louable, alors que le rugby féminin explose partout dans le monde. Mais là encore, le calendrier pose problème : les dates envisagées entraient en collision directe avec le Six Nations féminin et le WXV.
Les joueuses, souvent moins bien payées que leurs homologues masculins, auraient pourtant été les plus réceptives à l’argument financier. Mais sans garantie de pouvoir continuer à porter le maillot national, l’équation devient insoluble.
Un modèle économique encore flou
Derrière les beaux discours sur « l’élargissement de l’audience » et « l’inspiration d’une nouvelle génération », une question essentielle reste sans réponse claire : qui va payer ?
- Des droits TV astronomiques ? Les diffuseurs traditionnels du rugby sont déjà engagés avec les compétitions existantes.
- Des sponsors ? Ils hésitent à s’aventurer dans une ligue qui n’a pas l’aval des instances.
- Des billets à prix d’or dans des stades remplis ? Le public rugby reste très attaché à la dimension territoriale et nationale.
Le modèle des franchises sans ville, qui fonctionne si bien en NBA ou en NFL, semble difficilement transposable à un sport aussi ancré dans l’identité locale que le rugby. En Europe particulièrement, où les clubs centenaires font partie du patrimoine.
2028 : une simple survie ou un vrai rebond ?
En repoussant à 2028, les dirigeants de R360 espèrent plusieurs choses :
- Apaiser les tensions avec World Rugby et les grandes fédérations.
- Signer des accords clairs sur la libération des joueurs internationaux.
- Concrétiser des partenariats solides avec diffuseurs et sponsors.
- Bénéficier de l’effet Coupe du monde 2027 pour relancer la machine.
Mais trois ans, dans le sport professionnel, c’est une éternité. D’ici là, d’autres projets pourraient émerger. World Rugby pourrait lancer sa propre ligue des nations renforcée. Les clubs du Top 14 et de la Premiership pourraient trouver des accords pour des matchs de gala plus fréquents. Et surtout, l’engouement initial risque de retomber comme un soufflé.
Ce report ressemble furieusement à une opération de survie. R360 voulait être le disruptor du rugby mondial. Pour l’instant, c’est surtout le rugby mondial qui a disrupté R360.
Et si c’était la fin d’un fantasme ?
Beaucoup d’observateurs voient dans ce énième report le chant du cygne d’un projet trop ambitieux. Le rugby n’est pas le cricket, avec son IPL qui cartonne. Il n’est pas non plus la Formule 1, où les écuries sont des marques avant d’être des nations.
Le rugby reste un sport de passion, de territoires, de maillots qu’on porte avec fierté génération après génération. Vouloir le transformer en show à l’américaine, avec franchises déracinées et joueurs mercenaires, heurte profondément l’âme du sport oval.
2028 sera peut-être l’année du grand lancement… ou celle de l’enterrement définitif. Une chose est sûre : le rugby professionnel ne sortira pas indemne de cette tempête. Soit il aura su protéger son identité, soit il aura ouvert la porte à une marchandisation totale. Le compte à rebours est lancé.
En résumé : Le projet R360, qui voulait créer une ligue privée mondiale calquée sur la Formule 1, reporte son lancement de 2026 à 2028 face à l’opposition massive des fédérations et aux incertitudes financières. Entre menace d’exclusion des sélections nationales et questions sur la viabilité du modèle, l’avenir de cette « ligue pirate » apparaît plus incertain que jamais.









