Imaginez la scène : un professeur d’histoire-géographie, tout juste trentenaire, reçoit une mère d’élève et sa fille dans le cadre classique d’un rendez-vous parents-profs. Le sujet ? Les croisades et le djihad, au programme de cinquième. Ce qui devait être un échange banal tourne au vinaigre. Quelques jours plus tard, l’enseignant dépose plainte pour menaces. L’affaire fait le tour des réseaux et divise immédiatement l’opinion.
Un simple cours d’histoire qui dégénère
Nous sommes le 18 novembre 2025 au collège Théodore-Monod de Villerupt, petite ville de Meurthe-et-Moselle frontalière avec le Luxembourg. Le professeur traite le chapitre sur les grands empires médiévaux : carolingien, byzantin… et arabe. Viennent ensuite les croisades et la notion de djihad.
Selon le rectorat de Nancy-Metz et la plainte déposée deux jours plus tard, la mère d’élève conteste ouvertement la présentation faite en classe. Elle estime que la définition donnée des croisades et du djihad « stigmatise les musulmans et l’islam ». L’échange s’envenime rapidement. Le ton monte, les propos deviennent, selon l’enseignant, menaçants. Il décide d’écourter l’entretien. Au moment de partir, la mère aurait lâché : « Je ne vais pas en rester là ». Phrase anodine pour certains, menace claire pour d’autres.
« Face à des propos jugés menaçants, l’enseignant a interrompu l’échange »
Direction de la communication du rectorat de Nancy-Metz
La version totalement opposée de la mère
La mère, que nous appellerons Lila pour préserver son anonymat, donne une tout autre version. Selon elle, elle est arrivée calme, posée, simplement curieuse de comprendre la façon dont ces événements historiques avaient été présentés à sa fille. Elle aurait posé des questions sur les sources utilisées et sur la définition exacte des termes croisades et djihad.
Mais, toujours selon elle, le professeur se serait brusquement énervé, l’aurait accusée d’insinuer qu’il stigmatisait l’islam (alors qu’elle assure n’avoir jamais employé ces mots), et l’aurait menacée de porter plainte pour diffamation. Elle se dit choquée par cette réaction disproportionnée.
« J’ai simplement voulu comprendre comment on enseignait cela à mon enfant. Je n’ai élevé la voix à aucun moment », répète-t-elle.
Un enseignant sous protection fonctionnelle
Quoi qu’il en soit des mots exacts échangés, l’enseignant a estimé que la situation justifiait un signalement. Le 20 novembre, il dépose plainte au commissariat de Longwy/Mont-Saint-Martin. Il demande et obtient immédiatement la protection fonctionnelle de l’Éducation nationale – mesure qui couvre les frais de justice et témoigne du soutien de l’institution.
Ce dispositif, rarement activé aussi rapidement, montre que le rectorat a pris l’affaire très au sérieux. Il n’est accordé que lorsqu’un agent est victime d’agression, de menace ou de diffamation dans l’exercice de ses fonctions.
Les croisades et le djihad : des notions explosives en classe ?
Revenons au cœur du problème : qu’enseigne-t-on exactement en 5e sur ces sujets ?
Le programme officiel d’histoire de 5e (BOEN 2018) demande d’aborder « les trois grands empires médiévaux » puis « chrétientés et islam (XIe-XIIIe siècles) : des relations conflictuelles ». Les croisades sont présentées comme des expéditions militaires organisées par la papauté pour reprendre Jérusalem, avec un double aspect : religieux (pèlerinage armé) et politique (conquête territoriale). Le djihad, quant à lui, est défini dans sa double dimension historique : effort spirituel personnel et, dans certains contextes, guerre défensive ou offensive au nom de la foi.
Ces notions sont complexes et sensibles. Beaucoup d’enseignants témoignent, sur les forums professionnels, de la difficulté à traiter ce chapitre sans déclencher de réactions passionnées, surtout dans des classes très diversifiées sur le plan culturel et religieux.
Débat récurrent
Depuis plusieurs années, des syndicats d’enseignants alertent sur la montée des contestations de cours, notamment sur l’histoire de l’islam, les caricatures, l’évolution, ou la Shoah. Un rapport de 2021 du ministère recensait déjà plus de 900 incidents de ce type par an.
Entre liberté pédagogique et crainte d’accusation d’islamophobie
Le professeur de Villerupt s’est-il senti accusé d’islamophobie ? A-t-il surinterprété les questions de la mère ? Ou bien cette dernière a-t-elle franchi une ligne rouge en contestant ouvertement le contenu d’un cours validé par l’Éducation nationale ?
Les enseignants se retrouvent souvent dans une position intenable : d’un côté, ils doivent respecter la laïcité et transmettre un savoir scientifique ; de l’autre, ils craignent, à la moindre remarque, d’être taxés de racisme ou d’islamophobie. Cette peur conduit parfois à de l’autocensure, dénoncée par de nombreux historiens et syndicats.
« On nous demande d’enseigner l’histoire de façon objective, mais dès qu’on aborde l’islam médiéval ou les croisades, on risque la mise en cause personnelle. C’est devenu ingérable dans certaines classes. »
Un professeur d’histoire anonyme, forum Neoprofs, 2024
Un phénomène qui s’amplifie
L’affaire de Villerupt n’est malheureusement pas isolée. On se souvient du professeur de Conflans-Sainte-Honorine assassiné en 2020 après un cours sur la liberté d’expression. Plus récemment, à Arras en 2023, un autre enseignant a été poignardé en plein cours. Ces drames extrêmes ont laissé des traces.
Mais même sans aller jusqu’au passage à l’acte, les incidents se multiplient : contestation de la théorie de l’évolution, refus de certaines parties du programme d’histoire, remise en cause de la Shoah, demande de dispense pour les cours de piscine ou de musique… Les signalements auprès des « équipes Valeurs de la République » ont explosé ces dernières années.
- 2018 : 935 signalements
- 2021 : + 47 %
- 2024 : plus de 2 200 incidents recensés (source interne Éducation nationale)
Que dit la loi ?
Le code de l’éducation est clair : les parents ont le droit de demander des explications sur l’enseignement dispensé, mais ils n’ont pas à imposer leur vision de l’histoire ni à contester le programme officiel. Toute menace ou violence envers un enseignant est passible de sanctions pénales.
La circulaire du 15 mars 2021 renforce même la protection des personnels en cas d’atteinte à la laïcité ou de contestation de cours.
Et maintenant ?
L’enquête de police suit son cours. La mère d’élève risque, si les faits de menace sont retenus, une peine pour menaces sur personne chargée d’une mission de service public. L’enseignant, lui, bénéficie déjà de la solidarité de nombreux collègues sur les réseaux.
Cette affaire illustre, une nouvelle fois, la tension extrême qui règne autour de l’enseignement de l’histoire religieuse et des relations entre christianisme et islam au Moyen Âge. Elle pose aussi la question de la limite entre droit de regard des parents et liberté pédagogique des enseignants.
Dans un pays où la la laïcité reste un pilier, ces polémiques récurrentes montrent que le chemin est encore long pour que l’école reste un espace de transmission sereine du savoir, à l’abri des passions communautaires.
Au-delà du cas particulier de Villerupt, c’est toute la question de la place de l’histoire critique et de la liberté d’enseignement qui est posée. Car si un professeur doit désormais craindre une plainte ou une menace à chaque fois qu’il aborde un sujet sensible, alors c’est l’école de la République tout entière qui vacille.









