Imaginez : vous avez vous-même fui la guerre en tirant un canot de réfugiés à la nage. Des années plus tard, vous revenez volontairement sauver d’autres vies en mer… et vous vous retrouvez menottée, accusée de trafic d’êtres humains. C’est l’histoire incroyable de Sarah Mardini, cette jeune Syrienne dont le courage a inspiré le monde entier.
Un procès qui choque l’Europe entière
Jeudi matin, dans la petite ville de Mytilène sur l’île de Lesbos, un tribunal a ouvert ce qui pourrait devenir l’un des procès les plus symboliques de la décennie. Vingt-quatre travailleurs humanitaires, dont Sarah Mardini et Sean Binder, comparaissent pour des faits remontant à 2018. Les chefs d’accusation sont lourds : participation à une organisation criminelle, facilitation illégale d’entrée de ressortissants étrangers, et surtout trafic de migrants. La peine encourue ? Jusqu’à vingt-cinq ans de prison.
Ce qui rend l’affaire particulièrement révoltante, c’est le contexte. Ces bénévoles intervenaient à une époque où des milliers de personnes risquaient quotidiennement leur vie sur de frêles embarcations entre la Turquie et la Grèce. Leur seul crime apparent : avoir tendu la main à ceux que l’Europe laissait couler.
Sarah Mardini : de l’héroïne à l’accusée
À 30 ans, Sarah Mardini est devenue malgré elle le visage de cette tragédie judiciaire. En 2015, alors âgée de 20 ans, elle fuyait la Syrie en guerre avec sa sœur Yusra. Leur bateau tombe en panne au large de Lesbos. Les deux jeunes femmes, anciennes nageuses de compétition, sautent à l’eau et tirent l’embarcation pendant plus de trois heures, sauvant ainsi vingt personnes de la noyade.
Cette histoire extraordinaire a fait le tour du monde. Yusra deviendra nageuse olympique aux Jeux de Rio en 2016 au sein de l’équipe des réfugiés. Leur parcours a inspiré le film Netflix Les Nageuses, sorti en 2022. Sarah, elle, choisit une autre voie : retourner sur les côtes grecques pour aider ceux qui vivent le même cauchemar qu’elle a connu.
En 2018, elle travaille comme bénévole pour l’ONG ERCI à Lesbos. Son rôle ? Secouriste en mer, traductrice, coordinatrice. Des tâches vitales dans un contexte où les arrivées massives de réfugiés syriens, afghans et irakiens dépassent largement les capacités d’accueil. Mais en août 2018, elle est arrêtée. Trois mois de prison préventive. Libérée sous caution, elle attendra sept ans son procès.
Les accusations : quand sauver devient un crime
Les chefs d’accusation reposent sur des faits précis. Les autorités grecques reprochent aux bénévoles d’avoir communiqué des informations sur les positions des embarcations de migrants, d’avoir organisé des opérations de sauvetage sans autorisation officielle, et d’avoir facilité l’entrée illégale de personnes sur le territoire grec.
Ce qui pose problème, c’est que ces actions étaient parfaitement visibles et connues. Les ONG opéraient en coordination avec les garde-côtes grecs dans de nombreux cas. Les sauvetages avaient lieu en pleine mer Égée, parfois sous les yeux des autorités. Comment des actes accomplis au grand jour peuvent-ils soudain devenir des crimes organisés ?
« Les procureurs harcèlent les humanitaires depuis sept ans pour avoir sauvé des vies en mer »
Human Rights Watch
Cette phrase résume parfaitement le sentiment général. Car l’affaire Mardini n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une tendance plus large de criminalisation des acteurs humanitaires en Méditerranée.
Un précédent déjà victorieux… mais partiel
Ce n’est pas le premier procès des mêmes accusés. En 2023, Sarah Mardini et ses co-accusés avaient déjà été jugés pour des chefs similaires, dont l’espionnage. Le tribunal les avait alors entièrement relaxés. Une victoire importante, mais incomplète : les charges les plus graves avaient été séparées et renvoyées à un tribunal supérieur.
C’est ce second volet, beaucoup plus lourd, qui s’ouvre aujourd’hui. Les accusations de trafic de migrants et d’appartenance à une organisation criminelle pourraient cette fois aboutir à des peines extrêmement sévères. L’enjeu n’est plus seulement individuel : c’est toute l’action humanitaire en mer qui se retrouve sur le banc des accusés.
Lesbos : l’île symbole devenue forteresse
Pour comprendre l’ampleur du drame, il faut revenir à la situation de Lesbos entre 2015 et 2016. L’île, située à quelques kilomètres seulement des côtes turques, est devenue la principale porte d’entrée des réfugiés en Europe. Plus d’un million de personnes y ont transité en quelques mois. Les images de plages couvertes de gilets de sauvetage orange sont restées gravées dans toutes les mémoires.
Face à l’ampleur de la crise, des milliers de bénévoles du monde entier affluent. Ils viennent combler les énormes lacunes des réponses officielles. Mais à partir de 2016, avec l’accord UE-Turquie qui vise à endiguer les flux, la situation change radicalement. Les ONG passent du statut de partenaires indispensables à celui de suspects potentiels.
Lesbos, qui incarnait la solidarité européenne, se transforme peu à peu en laboratoire de la répression anti-migratoire. Camps surpeuplés, pushbacks illégaux, et maintenant poursuites judiciaires contre ceux qui tentaient d’aider.
Une tendance européenne inquiétante
L’affaire grecque n’est malheureusement pas un cas isolé. En Italie, des capitaines de navires humanitaires ont passé des années poursuivis pour les mêmes raisons. En France, Cédric Herrou a été condamné avant d’être finalement reconnu pour son action. Partout en Europe, la solidarité devient suspecte.
Ce phénomène a un nom : la criminalisation de la solidarité. Des lois initialement conçues pour lutter contre les passeurs sont détournées pour viser ceux qui sauvent des vies. Le message envoyé est clair : aider un migrant sans autorisation officielle peut vous valoir la prison.
Et pourtant, les besoins restent immenses. Des milliers de personnes continuent de risquer leur vie en Méditerranée. Les naufrages se succèdent. Face à l’inaction ou aux politiques de refoulement des États, qui prendra le relais si même les humanitaires sont criminalisés ?
Que va-t-il se passer maintenant ?
Le procès doit durer au moins jusqu’à la semaine prochaine. Les débats s’annoncent intenses. Sarah Mardini et Sean Binder étaient présents à l’ouverture. Devant le tribunal, plusieurs organisations de défense des droits humains ont manifesté leur soutien.
Pour beaucoup d’observateurs, ce procès dépasse largement le cas individuel. Il pourrait faire jurisprudence. Une condamnation lourde signerait l’arrêt de mort de l’action humanitaire indépendante en Méditerranée. Une relaxe, au contraire, enverrait un signal fort : sauver des vies n’est pas un crime.
En attendant le verdict, une chose est sûre : l’histoire de Sarah Mardini nous oblige à nous poser une question essentielle. Dans quelle Europe voulons-nous vivre ? Celle qui punit ceux qui tendent la main, ou celle qui se souvient qu’elle a été construite sur des valeurs d’accueil et de solidarité ?
Le monde entier regarde Mytilène en ce moment. Et l’issue de ce procès dira beaucoup de ce que nous sommes devenus.









