Imaginez un matin d’octobre 2002. Le soleil se lève à peine sur Mambasa, petite ville de l’Ituri, dans le nord-est de la République démocratique du Congo. Un prêtre italien de 86 ans aujourd’hui, Silvano Ruaro, ouvre la porte de sa mission fondée trente-deux ans plus tôt. Ce qu’il voit va le hanter pour toujours.
Un témoignage qui fait vaciller le procès
Venu déposer à la cour d’assises de Paris dans le procès de Roger Lumbala, accusé de complicité de crimes contre l’humanité, le père Ruaro était censé renforcer le dossier de l’accusation. Il a fait l’effet inverse. Son récit, précis et poignant, a rappelé l’indicible horreur de l’opération baptisée « Effacer le tableau », tout en relativisant lourdement le rôle de l’ex-chef rebelle congolais.
À 67 ans, Roger Lumbala, ancien leader du RCD-N (Rassemblement congolais pour la démocratie-National), refuse de comparaître. Il conteste la compétence de la justice française et clame son innocence. Les faits qui lui sont reprochés sont passibles de la réclusion criminelle à perpétuité.
12 octobre 2002 : l’arrivée des « Effaceurs »
Ce matin-là, des centaines de combattants envahissent Mambasa. Équipement hétéroclite, torses souvent nus, bandanas rouges ou colorés : leur allure est terrifiante. Ils abattent le bétail dans les rues « pour s’amuser », raconte le prêtre. Un très jeune soldat s’approche de lui et lâche, avec une terrifiante désinvolture :
« Pendant quatre jours, nous pouvons faire ce que nous voulons : piller, violer… »
Ces quatre jours deviendront trois semaines d’occupation avant qu’une faction rivale ne chasse les assaillants. Trois semaines de chaos absolu.
Une ville livrée à la barbarie
Les témoignages des victimes, entendus parfois à huis clos, sont insoutenables. Viols collectifs, esclavage sexuel, exécutions sommaires, mutilations, tortures. Un rapport de l’ONU recense au moins 70 viols rien qu’à Mambasa et dans les villages voisins. Les assaillants se nomment eux-mêmes les « Effacés » ou les « Effaceurs ».
Un négociant en or et coltan de 76 ans raconte avoir été dépouillé, puis forcé d’assister au viol de sa femme et de sa fille dans un hangar :
« Ils étaient tellement nombreux que je ne pouvais les compter. L’un remplaçait l’autre. »
Une jeune femme d’une vingtaine d’années à l’époque témoigne avoir été violée avec sa sœur par six soldats, avant d’être réduites en esclavage sexuel pour des officiers. Sa sœur mourra du sida quelques années plus tard, ainsi que l’enfant né de ces viols et son mari.
Les soldats criaient « Nous sommes les soldats de Bemba »
Voilà le point qui change tout. Selon le père Ruaro, aucun combattant ne se réclamait de Roger Lumbala. Tous criaient appartenir aux forces de Jean-Pierre Bemba, leader du MLC (Mouvement de libération du Congo) et aujourd’hui ministre des Transports en RDC.
Interrogé sur un ancien communiqué de sa congrégation mentionnant « les forces de Lumbala et Bemba », le prêtre répond sans ambiguïté :
« Le rôle de Lumbala n’était pas très important. On ne sentait pas qu’il avait un poids, ni politique ni militaire. »
L’accusé a toujours soutenu n’avoir eu aucun commandement militaire effectif. Le témoignage du prêtre vient conforter cette ligne de défense.
Un « acteur de seconde catégorie »
Le lendemain, un travailleur humanitaire français, Hervé Cheuzeville, décrivait déjà Roger Lumbala comme un « acteur de seconde catégorie » dans cette offensive. L’expression revient, tenace. Dans le paroxysme de violence qu’a connu l’Ituri depuis près de trente ans, « Effacer le tableau » reste l’un des épisodes les plus atroces. Mais qui en portait réellement la responsabilité opérationnelle ?
L’hypothèse du « conditionnement » des victimes
Le père Ruaro va plus loin. Face aux accusations répétées des parties civiles – habitants de Mambasa et pygmées de la région d’Epulu – qui désignent toutes Roger Lumbala comme responsable, il avance une hypothèse lourde :
« Il y a peut-être eu un conditionnement dans le cadre de l’enquête. »
Cette phrase, prononcée calmement par un homme qui a passé plus de cinquante ans auprès des Congolais, résonne comme un coup de tonnerre dans la salle d’audience.
L’Ituri, terre de tous les malheurs
Pour comprendre l’ampleur du drame, il faut replonger dans le contexte. Depuis la fin des années 1990, l’Ituri est déchirée par des conflits ethniques et économiques. Or, coltan, diamants : la région regorge de ressources convoitées. Des dizaines de groupes armés s’y affrontent, souvent soutenus par des pays voisins.
L’opération « Effacer le tableau », menée fin 2002 par une alliance entre le RCD-N de Lumbala et le MLC de Bemba (soutenue par l’Ouganda), visait officiellement à chasser les milices adverses. Elle a dégénéré en exactions massives contre les civils, en particulier les populations pygmées et les habitants soupçonnés de sympathies adverses.
Chronologie rapide des événements clés :
- Octobre-novembre 2002 : prise de Mambasa et villages voisins
- 3 semaines d’occupation : viols systématiques, pillages, exécutions
- Décembre 2002 : contre-offensive, les assaillants sont chassés
- 2025 : Roger Lumbala jugé à Paris pour complicité de crimes contre l’humanité
Un procès sous haute tension
L’absence de l’accusé dans le box complique déjà la tâche des magistrats. Les témoignages successifs de personnes présentes sur le terrain – prêtre, humanitaire – qui toutes minimisent son rôle opérationnel, fragilisent davantage l’accusation.
Pourtant, les parties civiles persistent. Elles décrivent des hommes se présentant comme des soldats du RCD-N. Elles accusent Roger Lumbala d’avoir été partie prenante de l’alliance criminelle avec Jean-Pierre Bemba. Le débat est loin d’être clos.
La justice internationale face à ses limites
Ce procès illustre une nouvelle fois les difficultés de juger des crimes commis il y a plus de vingt ans, dans un contexte de guerre aux acteurs multiples. Mémoire traumatique des victimes, évolution des alliances politiques, absence de certains protagonistes clés : tout concourt à rendre l’établissement de la vérité pénale extrêmement complexe.
Jean-Pierre Bemba, pourtant cité comme le principal responsable sur le terrain, occupe aujourd’hui un poste ministériel à Kinshasa. Roger Lumbala, lui, risque la perpétuité en France. La justice internationale avance à pas prudents dans ce bourbier congolais.
Le père Silvano Ruaro, lui, est reparti. À 86 ans, il a accompli ce qu’il estimait être son devoir de mémoire. Il laisse derrière lui une cour d’assises sonnée, des victimes en larmes, et une accusation qui doit maintenant revoir toute sa stratégie.
L’horreur d’« Effacer le tableau » reste gravée dans les corps et les esprits. Mais la question cruciale demeure, vingt-trois ans après : qui, réellement, a donné les ordres ?
Le procès se poursuit. La vérité, elle, semble encore loin.









